C’est une image simple du quotidien. Rien de spectaculaire inspire notre lecture du mois : « La Belle de Joza » de Kveta Legatova. Deux personnes qui vivent dans une bulle toujours à la limite d’éclater. Deux personnages dans ce que devrait être la réalité à l’abri de l’actualité du début de l’année.
Photo: Alexandre Wälti
Elle regarde passionnément son bébé, tient une main dans la poussette et lève parfois les yeux par la fenêtre. Est-elle inquiète ? Elle observe nerveusement les alentours tandis que le bus progresse sur une côte depuis laquelle les alpes blanches surplombent merveilleusement le lac. Elle ne regarde pas longtemps le paysage. Son visage est à la fois tendu et détendu. Il porte les traits de l’affection et la marque de la bienveillance.
Les nouvelles défilent sur l’écran derrière sa tête. La folie humaine ensanglante le monde en ce début 2015. Une gamine d’une dizaine d’années se fait exploser par une bande de charognards au Nigeria. Deux hommes endoctrinés attaquent la rédaction d’un journal satirique avec des armes lourdes en plein centre-ville de Paris. Une indescriptible colère gronde et il subsiste l’incompréhension totale devant la situation actuelle du monde. Heureusement, elle ne voit rien et garde seulement un œil attentif sur son bambin.
On entend de petits pleurs et la mère se penche immédiatement par dessus la poussette. Elle prend le bébé dans les bras en le berçant. Il ne pleure plus et fixe sa mère avec de grands yeux curieux. Au milieu du marasme ambiant, la tendresse vaincra toujours et restera le meilleur remède aux maux de notre siècle.
Joza était tendre, tout simplement. C’était dans sa nature d’être tendre. Plus tard, je qualifiai ce trait de sa personnalité de « sceau de la mère ». Encore plus tard, je l’appelai le syndrome de « ne pas blesser ».
La tendresse en tant que qualité fait partie de la richesse des sentiments humains et peut rester inexprimée. Manifester ses sentiments, c’est, en réalité, dépasser un obstacle. La tendresse de Joza était aussi naturelle que sa circulation sanguine. Je m’y étais vite habituée, facilement, si bien que, s’il avait cessé d’être tendre pour n’être plus que poli, je me serais sentie comme un chien battu.
Je devenais dépendante de sa tendresse comme d’un narcotique. Je savais bien ce qui se passait en moi. Je me guérissais des traumatismes de mon enfance.
Ces mots n’égalent certainement pas l’étreinte maternelle autour du corps fragile d’un bébé. Mais qu’ils sont essentiels ! Ils expriment quelque chose de très beau. Quelque chose qu’il faut savoir admirer ; une forme de remède contre la folie. Ils condensent un précieux trésor de notre temps : la tendresse. Kveta Legatova l’écrit et nous la délivre dans un livre éclatant : « La Belle de Joza ».
L’histoire d’Eliska, une jeune et brillante doctoresse tchécoslovaque, qui doit tout quitter pour éviter de mourir. Elle fuit la ville avec un homme frustre, force de la nature et vendu par ses parents à l’âge de quinze ans. Une mystérieuse relation s’installe dès lors progressivement entre les deux protagonistes. Ils vont vers un village aux usages d’un autre temps où ils vivent comme en suspens au-dessus de la catastrophe européenne du milieu du 20ème siècle. Mais cette quiétude durera-t-elle? D’abord, Eliska se méfie et prend peur face au destin dans lequel elle se voit emporté précipitamment et contre son gré. Elle connaît l’effroi devant l’attitude glaciale de Joza, le patient qu’elle a soigné. Et puis elle découvre quelque chose d’intime qu’elle n’aurait jamais soupçonné.
Kveta Legatova livre un livre touchant. Le genre d’ouvrage duquel personne ne peut réellement sortir avant la dernière phrase et dont tout le monde ressort alors grandit. Peu importe l’heure, il se lit d’une traite par urgence de découvrir les secrets des deux protagonistes tout en dévoilant les nôtres et leurs beautés. Rarement les mots ont été aussi justes et précis, bouleversants en tous points. L’auteure change de ton comme on change d’humeur au gré des jours. Elle se joue du lecteur et l’embrasse de sa plume caressante. Elle s’amuse de quiproquos en malentendus. Elle tisse l’humanité, l’horreur comme la beauté, dans tous les personnages qu’elle décrit au quotidien. Sans oublier son style dont la sensibilité saisit tout autant la déception comme l’expression d’une joie pure. Et nous remercions la librairie de l’Etage d’Yverdon pour nous avoir mis cet écrin littéraire entre les mains.
Eliska n’a point de bébé sur lequel elle doit veiller attentivement. Mais elle s’efforce assurément d’échapper aux horreurs du monde et à la folie humaine. Elle sera peut-être mère ou alors seulement la compagne de Joza. Quoiqu’il en soit, à la fin de la lecture de « La Belle de Joza », les inquiétudes et les peurs sont balayées tandis que nous ressentons une tendresse semblable à celle d’un parent pour son enfant.