Alexandre Wälti
Cette voix, l’oralité, ses paroles, ses phrases qui se transmettent, ses mots vagabonds. Une envie de préserver vivante cette tradition orale ; peut-être même un kaléidoscope culturel pour Neuchâtel, à l’aube du millénaire de la ville. Trois personnalités régionales témoignent.
Le conte se transmet oralement d’une personne à une autre et se nourrit de symboles culturels en évoluant au fil de son voyage. C’est un cycle infini, une transmission continuelle. Cela peut être un apprentissage, toujours une surprise et parfois une lutte pour sauvegarder les traces de nos ancêtres qui définissent les lignes d’un avenir commun, plus humain.
Edith Montelle, qui travaille sur la littérature orale depuis 1962, a cette poétique définition du conte comme « un déclencheur de réflexion sur la vie, la mort, l’amour.» Aurélie Reusser-Elzingre, assistante-doctorante en dialectologie gallo-romane et d’étude du français régional à l’Université de Neuchâtel, considère que « ce sont les mêmes motifs (sujets dominants) qui
voyagent dans le temps et l’espace » tout en étant « compris et appréhendés différemment, localement, suivant leur lieu d’atterrissage. »
Ainsi, l’intérêt du conte, hormis la merveilleuse aptitude du conteur à emporter son auditeur ailleurs, réside dans cette transmission d’une culture avec seulement quelques mots déclamés, quelques paroles teintées de couleurs locales. Il rassemble, libère, fédère, ouvre les branches d’une forêt opaque, déshabille l’émotion, crée une route commune, illumine les possibilités de
partage et réveille ainsi la curiosité de l’autre tout en chassant la peur de l’inconnu ; intemporel. Auparavant, dans le canton de Neuchâtel, le conte se racontait dans « les cotères » qui avaient lieu « dans une ferme, ou un bistrot, en fin de semaine » et dans « les louvraies », des veillées, «où se retrouvaient des amis des deux sexes, pour partager certains travaux répétitifs. » Il existait aussi une « saison des contes » qui « commençait avec la floraison des louvrettes d’automne, ou colchiques, et se terminait avec les louvrettes de printemps, ou crocus », comme me l’a expliqué Edith Montelle. Aujourd’hui encore, cette tradition orale perdure notamment grâce à l’Association Paroles ou encore à la bibliothèque Bibliomonde.
L’importance de préserver cet art oratoire explique dès lors la Convention de l’UNESCO pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (PCI) approuvée par l’Assemblée Fédérale en mars 2008. En pratique, l’État neuchâtelois doit dresser un inventaire cantonal du patrimoine à sauvegarder d’ici le printemps 2011. Pour cela, il collabore d’une part avec l’Université, plus
particulièrement l’institut d’ethnologie, et d’autre part, il invite les détenteurs d’un patrimoine culturel immatériel à déposer un dossier auprès du Département de l’Éducation, de la Culture et des Sports (DECS). Pourtant le conte n’a apparemment «aucun lien spécifique avec le dossier PCI» car il n’est « pas une pratique spécifiquement neuchâteloise, à en croire l’absence de ‘’retour’’ » après l’appel public lancé par le canton comme me l’a expliqué Thierry Christ, secrétaire général adjoint du DECS. L’État doit ainsi mettre en œuvre la convention sans en avoir la maîtrise. Ce mystère interroge dès lors l’utilité d’une telle convention aux yeux de notre pays. La Confédération veut-elle seulement décharger l’Office Fédéral de la Culture ? Mettra-t-elle réellement la lumière sur ces traditions vivantes par des manifestations culturelles par exemple ?
Aurélie Reusser-Elzingre, qui travaille sur les contes en patois jurassiens dans le cadre de la collaboration de l’Université avec l’État, estime que « la sauvegarde d’un patrimoine, ce n’est pas le mettre dans des petites fiches poussiéreuses ou l’épingler comme des papillons morts, mais de le faire revivre et rayonner auprès des scientifiques et du grand public. » Elle croit ainsi à l’utilité, même la nécessité, de préserver intactes les traditions vivantes du canton.
Au final, le conte, ce vecteur de culture, cet appel à l’enfance, ce patrimoine immatériel mérite peut-être une reconnaissance plus large au niveau culturel. Les récits oraux neuchâtelois pourraient même être un gain d’originalité pour les identités de la région ; un miroir aux milles reflets. Et puis c’est bien connu, les mots sont le vêtement de l’émotion alors le conte doit être l’habit de la soyeuse rêverie.
AW