
Chaque jour, des millions de personnes consomment les mêmes informations, aux mêmes heures, sur des chaînes différentes. Derrière cette synchronisation apparente se cache un mécanisme bien réel : l’agenda setting. Ce phénomène, souvent méconnu, façonne nos préoccupations collectives et interroge le rôle des médias dans la hiérarchisation de l’actualité.
Chaque soir, devant mon téléviseur, le constat est frappant. Que je regarde les chaînes espagnoles, suisses ou françaises, les sujets se répètent : même affaire judiciaire, même polémique politique, même fait divers spectaculaire. Trois pays, trois cultures médiatiques… et pourtant, une étrange synchronisation des priorités.
Ce phénomène n’est pas le fruit du hasard. Il porte un nom : agenda setting. Derrière ce terme se cache une mécanique bien huilée, par laquelle les médias, consciemment ou non, orientent notre attention collective vers certains sujets, au détriment d’autres. Mais qui décide de ce qui mérite notre regard ? Et pourquoi cette convergence semble-t-elle s’intensifier à l’ère du numérique ?
L’agenda setting : Le concept d’agenda setting a été théorisé dans les années 1970 par les chercheurs américains Maxwell Mc Combs et Donald Shaw. Leur étude, menée durant la campagne présidentielle de 1968, révélait une corrélation frappante entre les sujets mis en avant par les médias et ceux que les citoyens considéraient comme les plus importants. Aujourd’hui les médias hiérarchisent nos préoccupations
Autrement dit, les médias ne nous disent pas quoi penser, mais sur quoi penser. En choisissant les sujets qu’ils couvrent « et ceux qu’ils ignorent » ils influencent la hiérarchie de nos préoccupations. Ce pouvoir de sélection, souvent invisible, façonne notre perception du monde.
Aujourd’hui, cette mécanique est amplifiée par la rapidité du cycle de l’information, la pression des audiences, et la viralité des contenus sur les réseaux sociaux. Résultat : une homogénéisation des thèmes abordés, où l’originalité cède souvent la place à la réactivité.
Pourquoi cette impression que tous les médias parlent du même sujet, au même moment, qu’il y a une convergence médiatique ? La réponse tient en partie à la logique de concurrence. Dans un paysage saturé d’informations, les rédactions cherchent à capter l’attention en traitant ce qui fait le buzz. Un sujet qui suscite l’émotion, l’indignation ou la peur devient rapidement incontournable, non pas parce qu’il est le plus important, mais parce qu’il est le plus visible.
Les agences de presse jouent aussi un rôle central. AFP, Reuters ou EFE diffusent des dépêches qui servent de base à des centaines de rédactions. Ce flux commun crée une forme de synchronisation naturelle : les journalistes partent des mêmes sources, aux mêmes moments.
À cela s’ajoute la pression des algorithmes. Les médias en ligne suivent les tendances sur Google, Twitter ou TikTok pour maximiser leur visibilité. Ce mimétisme algorithmique pousse à la répétition des sujets, au détriment de la diversité éditoriale.
Un exemple frappant : lors de certaines affaires judiciaires très médiatisées, des chaînes généralistes, des journaux en ligne et même des radios locales consacrent simultanément leurs unes à un même dossier, reléguant des enjeux sociaux, environnementaux ou internationaux à la marge.
L’agenda médiatique ne se construit pas en vase clos. Il est le fruit d’un jeu d’influences entre plusieurs acteurs : politiques, communicants, entreprises, plateformes numériques… et le public lui-même.
Les responsables politiques, par exemple, savent parfaitement orchestrer les temps médiatiques. Conférences de presse, annonces stratégiques, fuites organisées : autant de leviers pour imposer un sujet dans le débat public. Les communicants, eux, maîtrisent l’art du timing et de la narration, façonnant des récits calibrés pour les médias.
Les grandes entreprises ne sont pas en reste. Par le biais de campagnes publicitaires, de partenariats ou de lobbying, elles peuvent orienter subtilement les priorités éditoriales. Et dans certains cas, le poids économique d’un annonceur peut influencer le traitement d’un sujet sensible.
Mais le public joue aussi un rôle croissant. Les clics, les partages, les commentaires orientent les algorithmes, qui à leur tour influencent les rédactions. Ce cercle algorithmique crée une forme de rétroaction : ce que nous consommons devient ce que les médias produisent davantage.
Face à cette uniformisation des sujets, certains médias indépendants choisissent de prendre le contre-pied. Leur credo : traiter ce qui est ignoré, approfondir ce qui est survolé, questionner ce qui semble évident.
Prenons l’exemple du média suisse Bon pour la tête. En pleine vague médiatique autour d’un scandale politique très médiatisé, ce site a choisi de consacrer sa une à un reportage sur les conditions de vie des étudiants précaires à Lausanne. Pas de buzz, pas de sensationnalisme, mais un sujet de fond, traité avec rigueur et humanité.
Ce choix éditorial a surpris, mais il a aussi marqué. L’article a été largement partagé dans les milieux universitaires, repris par des associations, et a même suscité une réponse du rectorat. Preuve que sortir de l’agenda dominant peut avoir un impact réel, à condition d’oser prendre le risque.
Ces médias alternatifs « qu’ils soient coopératifs, associatifs ou autofinancés » redonnent du souffle à l’information. Ils rappellent que le journalisme n’est pas seulement une course à l’audience, mais aussi une mission de service public : éclairer, interroger, élargir les horizons.
L’agenda setting n’est pas une conspiration, mais une mécanique complexe, nourrie par les logiques économiques, politiques et technologiques. Si tous les médias semblent parler du même sujet en même temps, c’est souvent parce qu’ils répondent aux mêmes pressions « celles du buzz, de l’audience, et des algorithmes ».
Mais cette uniformisation n’est pas une fatalité. En diversifiant nos sources, en soutenant les médias indépendants, en cultivant notre esprit critique, nous pouvons reprendre le contrôle de notre attention. Choisir ce que nous lisons, regardons, partageons « c’est déjà résister à la logique du prêt-à-penser ».
Dans un monde saturé d’informations, la vraie liberté ne réside pas dans l’accès à tout, mais dans la capacité à discerner ce qui compte. Et peut-être que le rôle du journaliste, aujourd’hui plus que jamais, est d’aider chacun à faire ce tri « avec rigueur, courage et curiosité ».
P.dN