Cette rubrique se veut comme un lieu de réflexion, de mise en perspective. Elle n’est pas véritablement « journalistique » même si elle s’ancre dans le quotidien et suit une certaine actualité. Ce mois-ci, l’Afrique de l’auteur ivoirien Ahmadou Kourouma s’invite dans le débat.
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Les livres racontent mieux, ou plus précisément, ce que montre seulement la télévision. Ils ne souffrent que très peu du spectaculaire et de la recherche du dernier buzz. Ils prennent le temps de conter, invitent à la réflexion plutôt que de répandre, parfois, une information mal vérifiée (pensons à la fausse mort de Martin Bouygues) ou un climat de terreur par des images violentes. Le mot reste. L’image passe. Voilà ce qui distingue peut-être l’art de construire une œuvre écrite d’un certain journalisme de l’urgence, du sensationnel.
Un film de vérités
La caméra filme les apparences tandis que l’écrivain scrute l’intériorité de l’être. N’est-ce pas une différence majeure ? Bien sûr, le cinéaste tente de reproduire l’intimité d’un personnage par une manière particulière de le filmer. Mais, quand est-il du journaliste audiovisuel ? Quelle est sa marge de manœuvre lors d’un reportage en zone de conflit par exemple?
Par ailleurs, l’écrivain peut donner une voix plus retentissante à un personnage. Son intention est éminemment subjective. Mais n’informe-t-il pas tout autant, ou plus, le lecteur ? Le cameraman doit, lui, suivre un certain nombre de codes pour produire une information. L’auteur écrit ce qui lui semble important et montre ce qu’il veut. Qui est le plus libre ? Le livre Allah n’est pas obligé, prix Renaudot et Goncourt des lycéens en 2000, donne des pistes de réponse.
Tous les villages que nous avons eu à traverser étaient abandonnés, complètement abandonnés. C’est comme ça dans les guerres tribales : les gens abandonnent les villages où vivent les hommes pour se réfugier dans la forêt où vivent les bêtes sauvages. Les bêtes sauvages, ça vit mieux que les hommes. A faforo !
À la lecture de ce passage d’Allah n’est pas obligé, le lecteur se heurte au style singulier d’Ahmadou Kourouma. En effet, l’auteur ivoirien cherche à reproduire, dans toutes ses oeuvres, l’oralité de son dialecte africain dans la langue française. Il rend ainsi les faits qu’il raconte plus proches des réalités d’une zone géopolitique déterminée. Mais derrière cette complexité apparente, il y a surtout une simplicité narrative qui pointe notamment du doigt des thématiques précises, les critique aussi. À présent, vous vous intérrogez peut-être sur la pertinence de l’introduction de cette chronique. Pourquoi évoquer le reportage dans une zone de conflit ? Parce que l’aventure de Birahima, le personnage principal et narrateur, s’en approche avec, de surcroît, le regard subjectif d’un témoin malheureux de grandes horreurs et de petites joies. Pourquoi comparer le métier de journaliste audiovisuel à celui d’écrivain ? Parce qu’il cherche probablement tous les deux l’image la plus saisissante et que la limite en ces deux professions est, d’une certaine manière, très étroite dans le cas d’Allah n’est pas obligé.
Birahima, témoin de son temps ?
Ahmadou Kourouma écrit le quotidien d’un enfant en quête d’identité et de modèles humains. Il le place ainsi, données factuelles à l’appui, dans des zones conflictuelles d’Afrique noire, notamment le Libéria. Le livre est une espèce d’histoire vraie fictionnelle. En effet, Kourouma n’hésite pas à citer les véritables noms des chefs de guerre au pouvoir : Taylor et Doe, par exemple. Ce qui donne une dimension militante ou engagé à son écriture. Il prend des risques comme le journaliste qui, lui, met en danger sa vie pour couvrir une guerre. Mais l’auteur ivoirien accuse surtout les manquements de l’Etat notamment au sujet de l’éducation : conséquences directes ou indirectes de la décolonisation. Enfin, on trouve à la fois un ancrage historique et politique dans Allah n’est pas obligé.
Birahima, l’enfant-soldat, avance dans l’histoire en emportant deux dictionnaires avec lui : l’un de langue française et l’autre des particularités lexicales africaines. Pourquoi ? Ouvrez le livre, et vous verrez bien. C’est à la première page et vous comprendrez à la fin. Cette particularité offre dès lors des scènes où l’innocence de l’enfant en quête de savoir et d’identité contraste étrangement avec le soldat qui tue tous les jours. Est-il victime ou bourreau ? Là est toute la question.