Après les attentats meurtriers de Charlie Hebdo, la liberté d’expression fait à nouveau débat. En Suisse, comme dans le reste du monde, on s’interroge sur les limites réelles de la liberté d’expression. S’agit-il toujours de limites religieuses ou politiques ? A l’ère du numérique, où chacun peut s’exprimer publiquement, quelle doit être la place des médias ?
Photo : Mathieu Roduit
En ce début d’année 2015, on la croyait intouchable en occident. Elle semble évidente à tel point qu’on finit par l’oublier. Les terroristes de Charlie Hebdo nous l’ont tragiquement rappelé. Et le mouvement, mondial, qui a suivi a prouvé que les populations sont déterminées à la conserver absolument. Elle se révèle être un pilier pour les démocraties, dans lesquelles nous vivons.
Cependant, la défendre, c’est bien. L’appliquer, c’est mieux. En effet, dans la pratique, l’ONG Reporters sans frontières (RSF) fait ce constat saisissant : la liberté d’expression dans le monde ne cesse de reculer. Tout d’abord à cause des conflits persistants partout sur la planète. Ainsi, la Syrie, la Mali et la République centrafricaine font figure de mauvais élèves. La guerre est donc le principal ennemi de la liberté d’expression. Cela semble évident. Mais, au-delà des conflits, la nécessité d’une sécurité renforcée accroît encore le besoin de contrôler l’information. Les métiers de la surveillance sont privilégiés au détriment des métiers de l’information grand public. Le scandale provoqué par Snowden, sur les écoutes de la NSA (celle-ci peut accéder à toutes les données collectées par des sites américains), montre que la divulgation d’informations sensibles n’est plus autant facile à notre époque. Sur ce point, la Suisse se doit encore d’établir les frontières claires entre information et sécurité, de plus après les attentats de Paris.
Mais, notre pays, classé à un honorable 20ème rang du classement RSF (il perd anecdotiquement cinq places), ne semblerait, à première vue, pas concerné par les questions de défense de la liberté d’expression. Or, les attentats de Paris ont prouvé qu’il est nécessaire, même dans un pays démocratique, de sans cesse redéfinir les principes et les limites de la liberté d’expression. Doté d’une presse a priori pluraliste et libérée de toute pression, la Suisse pourrait se targuer de sa situation. C’est en partie vrai. Mais, dans le contexte actuel, celui de Charlie Hebdo, et plus largement des menaces djihadistes ou terroristes, notre pays va-t-il se fixer de nouvelles limites ?
Le meilleur exemple, à ce sujet, demeure la presse satirique. C’est elle qui, par son engagement, cherche à promouvoir les valeurs de la liberté d’expression. En Suisse, elle peut exercer librement et c’est réjouissant. Mais, après les attentats, est-ce que cela va rester identique ? Y aura-t-il une forme de censure, voire d’autocensure de la part des caricaturistes ? Ces questions, nous avons voulu les poser au journal qui fait figure d’exemple en Suisse romande, Vigousse. Malheureusement, son rédacteur, Thierry Barrigue n’a pas souhaité y répondre. Il explique qu’il reçoit une forte demande d’interviews à ce sujet depuis le 7 janvier. On peut comprendre aisément son envie de repos, après ce qui s’est passé.
Nous avons pu trouver plus d’explications dans l’interview que Barrigue a donnée, l’année passée, au magazine Édito. Dans cet article, paru en décembre 2014, il met en avant un autre aspect plus problématique à la liberté et surtout à l’existence de la presse en Suisse : l’aspect économique. Même si les finances sont saines, il n’est pas facile pour le journal de subsister. Tiré à quelques milliers d’exemplaires, le journal satirique n’existerait peut-être plus sans l’aide à la presse, comme le précise son rédacteur. De plus, Vigousse a dû batailler jusqu’au Tribunal fédéral pour obtenir cette aide. Cela prouve à quel point le besoin d’argent se fait sentir dans la presse helvétique. Et cela menace forcément son pluralisme et, par extension, une forme de liberté d’expression.
Les menaces sont alors plus économiques que politiques en Suisse. Il devient indispensable, au contraire d’époques antérieures, de rentabiliser le journal. Il faut vendre et à n’importe quel prix. Malheureusement, cela s’est déjà ressenti sur la qualité de l’information. Par exemple, il est fréquent de retrouver un même article dans des journaux appartenant à une même agence de presse (Tamedia, Ringier…). Est-ce que cela veut dire pour autant que la liberté d’expression se meurt en Suisse ? Certainement pas dans son principe même. Mais, dans certains aspects, cela devient très discutable. La presse, et les médias en général, sont tombés désormais dans une nouvelle ère, celle de la productivité. Il faut dénicher les scoops, faire de l’audience, vendre du papier, peu importe ce qu’on y raconte.
Ainsi, trouver des publicitaires pour financer son journal sera plus simple. Et là, des questions éthiques, toujours en rapport avec la liberté d’expression, sont primordiales, avant même les menaces djihadistes. Les médias sont déjà en train de chercher de nouveaux modèles (comme le média participatif ou média citoyen). Mais, une chose est sûre : pour préserver le modèle de liberté d’expression, les médias suisses devront se renouveler.
M. Ro