Livre du quotidien – Des notes d’ailleurs

Vous voulez partir en voyage ? C’est par là. Novecento, le merveilleux personnage inventé par l’écrivain Alessandro Baricco, sera notre capitaine pour découvrir un océan inconnu. Il pianote déjà. Photo : Alexandre Wälti

Vous est-il arrivé de construire un monologue autour d’une pensée qui ne vous quitte pas ? Et puis de la ressasser sans cesse dans votre tête. Mais oui, le moment où vous êtes dans le train et que vous n’êtes pas vraiment là ! Quand vous regardez seulement le paysage défiler. Si non, regardez seulement autour de vous la prochaine fois que vous prendrez les transports publics. Observez furtivement les expressions des visages. Ils sont si variés.

Ici, le jeune homme songe en fixant son reflet. Il réfléchit. Peut-être qu’il se fait le film de la soirée précédente. Là, la vieille dame regarde des enfants s’amuser. Elle voit ce qu’elle était et ce qu’elle ne sera plus. Mais elle le regarde avec ce plaisir dans le regard. Comme une étincelle de jeunesse renaissant de ses souvenirs. À côté, la mère de famille tient fermement la poussette dans ses mains. Elle caresse parfois le visage de son bébé pour lui dire qu’elle est toujours là.

Nous sommes tous un peu rêveurs. Nous imaginons. Nous nous créons divers films qui n’ont apparemment aucun sens mais qui font ce qu’on est. Voilà le délire merveilleux de Novecento : pianiste de l’Italien Alessandro Baricco.

Novecento

« Le monde, il ne l’avait peut-être jamais vu. Mais ça faisait vingt-sept ans que le monde y passait, sur ce bateau : et ça faisait vingt-sept ans que Novecento, sur ce bateau, le guettait. Et lui volait son âme. Il avait du génie pour ça, il faut le dire. Il savait écouter. Et il savait lire. Pas les livres, ça tout le monde peut, lui, ce qu’il savait lire, c’était les gens. Les signes que les gens emportent avec eux : les endroits, les bruits, les odeurs, leur terre, leur histoire…écrite sur eux, du début à la fin. Et lui, il la lisait, et avec un soin infini, il cataloguait, il répertoriait, il classait… » 

Ainsi Novecento voit le monde dans le monologue formant ce petit livre précieux. Cet extrait indique l’importance que Alessandro Baricco, musicologue de formation, donne au rythme dans son écriture.

L’histoire n’est pas heureuse d’abord. Novecento, orphelin abandonné par des pauvres en première classe d’un bateau, confié par hasard aux bons soins de Danny Boodmann, le marin qui l’a trouvé. Il appellera par la suite le rejeton Danny Boodmann T.D. Lemon Novecento, le bébé de l’océan aux doigts dorés, aux notes parfaites. Celui qui danse avec les vagues et joue même dans les tempêtes. Celui qui disparaît on ne sait où. Celui qui n’a jamais quitté le bateau et a appris le piano sans leçon, le talent, le génie.

Ce personnage fantastique quelque part. Mais si proche de nous. Celui qui imagine. Celui qui voit plus loin que la majorité. Celui qui vit différemment, impressionne. Un bébé qui devient adulte au fur et à mesure des pages et des points de vues qui défilent. Ce pianiste, fils de l’océan, dont la rumeur du talent atteint les oreilles du plus grand pianiste de l’histoire, l’unique, le seul Jelly Roll Morton, le merveilleux. Cette concurrence le dérange au point de prendre le bateau où Novecento joue pour se mesurer en duel à ce prétendu génie. L’affrontement sera étonnant.

« Par l’imagination j’y allais, et par les souvenirs, c’est tout ce qu’il te reste quelquefois, pour sauver ta peau, quand t’as plus rien. C’est un truc de pauvre mais ça marche toujours. »

La place de l’imaginaire est phénoménale ! Le monologue n’est qu’une association de différentes personnes qui se succèdent pour raconter la vie de Novecento qui ne prend que rarement la parole. Plus la fin approche, plus il parle. Il remplit à la fois toute l’histoire mais n’y existe pas vraiment. Nous le voyons seulement au travers des yeux qui écoutent ses mélodies au piano et nous le percevons que par l’admiration de tous les passagers et les marins foulant le pont du bateau. Laissant ainsi le choix au lecteur d’imaginer ce pianiste génial comme il le veut. Comme s’il incarnait une forme d’hallucination collective si vivace qu’elle existerait. Comme si cette histoire n’était qu’une fable à laquelle nous participerions tous au quotidien.

Le lecteur assiste en effet à la création d’une légende au travers des différentes voix qui côtoient Novecento sur le navire qu’il n’a jamais quitté. Jusqu’au jour où. Jusqu’au jour où il prévoit de le quitter pour voir la mer depuis la terre. Il ne l’a jamais vu depuis là.  Jusqu’au jour où il veut descendre du navire. Jusqu’au jour où le navire n’est plus le même.

« C’est ça que j’ai appris, moi. La terre, c’est un bateau trop grand pour moi. C’est un trop long voyage. Une femme trop belle. Un parfum trop fort. Une musique que je ne sais pas jouer. »

La fin sera-t-elle donc joyeuse pour ce personnage hors de toutes les frontières, libre, lâché dans l’immense océan du monde? Cela dépend de vous, de la manière dont vous lirez ce livre qui va dans tous les sens sans se perdre comme un navire dans la tempête. Vous recevrez assurément de véritables bourrasques d’imaginaire et des notes d’humanité dans un format si petit qu’il tient dans la poche. La certitude est que vous chercherez Novecento par toutes les fenêtres donnant sur un point d’eau !

AW

Alessandro Baricco // Novecento : pianiste// Collection Folio // Éditions Gallimard // 1994 // 84 pages

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