Halluciné, le ciné-club neuchâtelois aux projections désormais notablement attendues, projetait mi-novembre au cinéma Bio ce qui semble bien devenir un classique du nouveau cinéma français. Plongeons dans l’oeuvre d’Audiard qui a tant fait parler d’elle. Photo : web
Projeté mardi 19 novembre dans la petite salle, mi-pleine, mi-vide, du cinéma Bio, le film qui a marqué le cinéma français du XXIe siècle aura halluciné plus d’un spectateur. Audiard Fils, Romain Duris, Paris, de l’action et du piano: avec une recette pareille, impossible de louper son film ! Pourtant, entre père et mère, barbarie et tendresse, argent et art ou encore Bach et Bloc Party… De battre mon coeur s’est arrêté repose, il faut se l’avouer, sur une binarité scénaristique plutôt banale, qui tendrait vers le téléfilm ou la série B. Mais si l’oeuvre patauge dans la simplicité de ses thèmes, elle s’articule aussi sur un casting remarquable, doublé de dialogues des plus achevés et d’une esthétique intéressante – titillant, ainsi, le cinéma d’auteur. Analyse.
Tom (un superbe Romain Duris) vit à l’image de son père (Niels Arestrup, troublant), dans la mafia immobilière. Il se voit donc souvent obligé, en compagnie de ses associés, visiblement seuls amis, d’expulser squatteurs et autres immigrés de ses propriétés parisiennes – à coups de barre à mine bien entendu. Un jour seulement, évidemment, les événements font qu’il retombe dans sa première passion pour le piano, l’instrument de sa défunte mère. Dans ses écouteurs se confrontent alors musique classique et electro juvénile, comme dans sa tête partitions nobles et affaires immobilières, et, dans ses idéaux, père et mère. Tom devient ainsi un homme sensiblement torturé qui protège même ses doigts quand il donne des coups de poêle dans le pif. S’en suit un débarquement de personnages superbement stéréotypés: une répétitrice virtuose, chinoise bien sûr, qu’il prend de haut. Une nouvelle femme éphémère pour son père, d’une sottise impressionnante. Une maîtresse, la copine de son associé qui la trompe, silencieusement soumise. Un mafieux russe à l’allure poutinesque ayant Mélanie Laurent pour collègue de piscine et avec qui il doit régler des comptes, ce qui ne se fait pas, causant la mort de son père. Tout cela, entre des nuits blanches d’entraînements musicaux avec Johann Sebastian Bach.
Piano et barre à mine, fugue et expulsions, poésie et barbarie… vous l’aurez compris, le coeur du film bat de manière méthodiquement binaire, et tristement simpliste. Mais ceci n’empêche, et là est tout l’intérêt, des acteurs intenses et des dialogues maîtrisés.
Romain Duris, deux fois à l’affiche de films au million d’entrées en cette année 2005 – entre De battre mon coeur s’est arrêté et ses Poupées russes, – incarne ici tantôt sa mère, tantôt le fils de son père, et ce, avec brio. Si ses sourires en coin en agacent plus d’un, on ne peut lui ôter son jeu splendide et son élégance so frenchie. Et, magistralement bobo d’apparence, on le préfère écrivain que mafieux, certes, mais son aisance à porter la veste en cuir noire de Jacques Audiard ne fait que souligner son talent. Niels Arestrup, quant à lui, ici le père, étonne similairement dans son interprétation, déroutante de par sa force, d’un rôle pourtant cliché: l’immonde père beauf, ogre avare et célibataire, qui méprise d’amour son fils qu’il perd. Mais le réalisateur leur a facilité la tâche.
Fils du (trop) grand dialoguiste défunt, Jacques Audiard donne à jouer des dialogues immensément habiles et d’un rythme exquis, percutants de simplicité. Ainsi l’audience rit, courtement, entre la fin d’un mot et le début d’un autre, et n’a pas le temps de se demander pourquoi. Les dialogues d’Audiard fils convainquent donc, et, avec le talent de ses acteurs, placent le film dans un tout autre domaine que celui où son scénario seul le larguerait.
Vient s’ajouter à ces deux aspects épatants une dimension audiovisuelle tout de même moins marquante, même si réussie. Une caméra à l’épaule dès les premières scènes, des prises de vue fugueuses, sombres et violemment oniriques, rappelant hâtivement un Gaspar Noé, des successions rapides, le tout sur les Kills ou Telepopmusik, mais aussi une lenteur, parfois, maîtrisée bien sûr, rythmée par les notes ratées des répétitions, la fumée des cigarettes et la sensible présence du Romain Duris pianiste: voilà comment se dresse l’esthétique de ce film à cinq millions d’euros. Ni vraiment artistiques, ni très commerciales, les qualités audiovisuelles de l’oeuvre semblent trop se reposer sur le talent des acteurs, perdant ainsi une part considérable de leur authenticité – demeurant, toutefois, intéressantes et quelque peu singulières.
Pour conclure, il est indispensable de relever le fait que De battre mon coeur s’est arrêté est une entité difficilement réductible. Considéré dans son ensemble, l’on y voit une oeuvre élémentairement divertissante, ceci, toutefois, pour autant qu’on conçoit la race féminine comme au service de l’homme, le vrai-mec en cuir-chemise qui est au volant du monde – et nous serions étonnés par combien ont aujourd’hui encore cette vision-ci. Car ce qui n’est pas souligné dans une analyse technique, c’est combien l’image de la femme véhiculée par le film est immonde; c’est celle que l’on trouve dans les plus pathétiques séries B et nos chers blockbusters. Et pourtant, huit César, une reconnaissance immense, le classement dans le tiroir culte et artistique du cinéma du XXIe. Comme quoi, ces fantasmes écoeurants sont toujours aussi vifs dans nos sociétés occidentales. Prenons-nous là le chef-d’oeuvre du fils d’Audiard au premier degré ? Nous ne savons pas trop, puisque De battre mon coeur s’est arrêté présente ce triste défaut de ne se plonger dans rien: il n’est ni une franche rébellion – tel Les tontons flingueurs… – ni une véritable poésie, ni un blockbuster divertissant ou émouvant, ni un film social, ni un film historique. Il paraît perdu, entre toutes les affirmations, dans le gouffre de l’indécision. Bref, malgré toutes les suggestions – plutôt triviales en l’occurrence, – Audiard fils nous donne un avis vide de sens. Profondément, il n’a rien exprimé. De plus n’a-t-il nullement informé, ou fait rêver. Accessoirement, il aura écoeuré. Mais nous nous l’accordons volontiers: il y a de la beauté, dans ce film, et du talent. Une beauté simple et suffisante. A l’image du titre.
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