« Je voudrais que l’on vienne jouer aux dés sur ma tombe, j’ai trop aimé ce bruit », Jules Mazarin.
Le jeu, cette « activité physique ou mentale qui n’a d’autre but, à l’origine, que le plaisir qu’elle procure, organisée selon des règles et parvenant à un succès ou à un échec », a pourtant la faculté extraordinaire d’avoir des propriétés universelles: non seulement elle touche toutes les cultures de toutes les générations, mais elle sait déchaîner des passions: « Tout ça pour un jeu? » réagit celui qui arrive à froid dans une salle où deux candidats s’affrontent pour leur plus grand plaisir et celui de l’assistance. A quels réels besoins le jeu, malgré son allure légère, répond-il?
Ils s’installent autour de la table, par équipes de deux. D’autres personnes sont dans les parages et vaquent à diverses occupations: lecture, préparation du repas, télévision.
Alentours de 17 heures. En ce mois d’août tout au Sud de l’Italie, la chaleur triomphe. Les gens émergent de cette sieste quotidienne qui rythme ainsi les journées d’une manière peu familières à nos us et coutumes pour des raisons tant climatiques que culturelles. Les foyers, les plages, les rues piétonnes et les terrasses se remplissent peu à peu et pour longtemps. Ce moment de la journée, le début de soirée, est propice pour se réunir et vaquer à une occupation qui m’a semblé occuper une place de favorite: le jeu de cartes. Une activité qui débute simplement, presque silencieusement et pouvant se terminer des heures plus tard dans une ambiance de surexcitation bruyante ou muette mais palpable tant les enjeux, matériels ou non, sont importants. Comment et pourquoi de simples bouts de cartons décorés de motifs colorés dont la finalité n’est autre que le plaisir peuvent-ils nous plonger dans des états émotifs si forts?
Le distributeur frappe le tas de cartes contre la table. Le joueur à sa gauche coupe le tas. La distribution commence dans un ordre précis: deux tours de cinq cartes chacun en partant de la droite. Cet ordre de distribution devra être respecté durant toute la cession. Les joueurs ayant le quatre et le cinq d’or commencent.
Le mot jeu vient étymologiquement du latin jocus « jeu en paroles, plaisanterie » et est associé à ludus « jeu en action ». Ce terme a très vite désigné en français l’amusement libre et l’activité ludique en tant que telle, organisée par un système de règles définissant succès et échec, gain et perte. Voilà, les bases sont très simples: nous avons de l’action, un gagnant, un perdant, tout ceci à conditions que des règles précises ne soient appliquées. Un simple divertissement qui peut pourtant être une métaphore de la vie. Prenons pour exemple je jeu de cartes. Plusieurs locutions figurées l’expriment: « brouiller les cartes », « s’écrouler comme un château de cartes », « jouer cartes sur table », ou encore « jouer sa dernière carte ». Si la partie de cartes est une métaphore (inconsciente) de la vie, les enjeux autour de la victoire et de la défaite deviennent bien plus importants: « Les plus grands jeux inventés par l’homme simulent la vie et la mort à s’y méprendre », écrit l’écrivain et poétesse québécoise Anne Hébert.
Coup de théâtre: un des joueurs sort le « settebello » et risque ainsi de sacrifier sa meilleure carte. Son œil pétille. La tablée s’exclame. Le partenaire pâlit et fait les gros yeux en silence; il ne peut rien dire. Les autres personnes qui ne jouent pas lèvent la tête. Celui qui regardait la télévision s’assied à la table des joueurs pour les observer. « Tu es sûr de ce que tu as fait? »
Si la partie de cartes possède les propriétés du ludus, l’action de jouer et d’atteindre une victoire étant la justification première de se réunir, elle n’aurait aucune saveur sans celles du jocus qui l’entourent: le jeu en paroles, la palabre, les vraies et fausses accusations, la provocation. La performance est importante, mais c’est la manière dont les joueurs géreront la situation qui donnera du sens et de l’épaisseur à la partie. A la suite de l’écrivain hollandais Johan Huinziga qui soutient que « la culture naît sous forme de jeu » et que celui-ci a donc une dimension constitutive de l’homme aux niveaux culturel et social, le sociologue Roger Caillois classifie le jeu en quatre catégories fondamentales: la compétition (agon), le hasard (alea), le simulacre (mimicry) et le vertige (ilinx).
Le joueur suivant ne peut prendre la carte. Les yeux du partenaire font de longs allers-retours entre les 2 cartes sur la table et les cartes qu’il a en mains. Il ne peut rien faire, si ce n’est poser un as. Les autres spectateurs venus se greffer au petit groupe s’exclament et commentent la situation, les différentes possibilités, les risques. « Taisez-vous! Ne lui donnez pas d’ idées! ». C’est au tour du troisième de jouer. Sa situation est extrêmement délicate. S’il prend le « settebello », son adversaire pourrait bien faire un point en prenant la dernière carte sur la table. « D’accord, je risque! »
De nombreux jeux relèvent de plusieurs catégories en même temps, telle notre fameuse partie de cartes qui repose tant sur la compétition que le hasard. A nouveau, ces catégories ont leur équivalence amplifiée dans la vie: l’acteur social est si souvent en compétition face à l’autre, ou dépendant de l’imprévu.
Exclamations générales puis, à nouveau le silence. Tambourinements nerveux sur la table. La mine du joueur téméraire se défait. Il ne peut rien faire de spécial. « Désolé » semble-t-il dire du regard à son partenaire. Il pose sa carte, ses adversaires jubilent.
Si nous trouvons dans le jeu les résonances de notre vie, nous dévoilons à travers son aspect ludique notre façon de vivre le défi, l’ambition, le risque, la victoire mais aussi la défaite face aux autres. Une fois les règles posées, tout est permis dans ce cercle particulier que le jeu a formé. Avec cette possibilité, toujours, de désamorcer les excès en rappelant que « ça n’est qu’un jeu et que l’essentiel est d’y participer ».
« Mais pourquoi as-tu fait ça ? Pourquoi as-tu mis le settebello si tôt en jeu ? Tu es fou ? Madonna mia ! A quoi pensais-tu ? Evidemment que c’était pas moi qui avais le dernier sept ! A quoi ça sert de jouer ? Autant leur donner nos bonnes cartes dès le début, comme ça au moins on ne perd pas de temps ! »
– « Oh calme-toi. J’ai essayé. On ne peut pas prendre des risques dans la vie parfois ? Qu’est-ce que tu peux être ennuyeux des fois ! »
D.S.