June, 81 ans est en Suisse chez sa fille depuis un mois. Remplie de souvenirs d’une vie extraordinaire mais aussi d’amertume et de tristesse. Elle revient d’un pays dans lequel elle a toujours vécu, mais sur lequel elle s’est vue obligée de tirer un trait: le Liban.
Peur, horreur et déception. Tels sont les premiers mots qui sortent de la bouche de June à l’évocation des bombardements dont le Liban a été victime l’été dernier. « J’ai vécu toute ma vie au Liban, mais maintenant c’est fini. Qu’est-ce que vous voulez que je vous raconte? La guerre, c’est la peur tout le temps. On ne devrait pas en parler. » June peine à révéler ce qu’elle a vécu. Est-ce parce que les événements sont encore trop récents? Peut-être, mais c’est aussi qu’elle préfère parler des nombreuses petites choses qui font du Liban un pays exceptionnel, si cher à son cœur. Petit à petit, des bribes d’histoire sortent. « Je suis née en Palestine, d’un père anglais et d’une mère palestinienne. En 1948, nous avons quitté le pays pour le Liban. Comme tous les libanais, je parle le français, l’anglais et l’arabe. Je me suis mariée. Les années 50-60 étaient un temps de rêve. Une période fastueuse. Nous vivions dans la splendeur, étions plein d’activités. La mer, le ski, les fêtes, l’élégance… Et toutes ces senteurs, ces saveurs… ». Sa fille Jane est à ses côtés et ajoute: « Tout le monde venait au Liban, car on y vivait si bien: les américains, les français, les hollandais. Et les libanais les ont toujours accueillis avec tant de cordialité. Ensuite la guerre a commencé et a duré 17 ans. » Pour June et son mari, il n’a pas une seule fois été question de quitter leur maison près d’Antélias, au nord de Beyrouth. La mère et la fille se souviennent alors d’histoires d’autant plus effroyables qu’en périodes de guerre elles ne sont plus que des anecdotes réduites à une banalité impensable en temps normal. La peur terrible des « barrages volants », le danger couru à chaque fois qu’il s’agissait d’aller chercher du pain, les bombardements incessants, les contrôles routiers où le moindre faux pas pouvait être synonyme de mort, des kilos de dynamite trouvée derrière la boutique de famille, un repas au restaurant qui devait permettre le temps d’une soirée de faire semblant que la guerre n’existait pas et qui s’est finalement transformé en cauchemar… « N’écrivez pas toutes ces horribles histoires », me demande June, « qui vont-elles intéresser? ».
Et puis la guerre s’est terminée et les libanais y ont cru: les gens pourraient enfin à nouveau mener une existence normale. Les jeunes nés pendant la guerre allaient connaître d’autres choses que le confinement de leur quartier. « A la fin de la guerre, beaucoup de jeunes sont retournés au pays. Nous avons par exemple des cousins qui ont décidé de laisser leur vie parisienne pour participer à la reconstruction du pays. » Le train de vie des jeunes et des moins jeunes s’est à nouveau accéléré. « Les libanais aiment tellement faire la fête! », s’exclame Jane, « et puis ils en avaient besoin, pour se libérer des longues années précédentes. » Et June d’ajouter, un brin nostalgique: « Oui, mais l’élégance de nos années de jeunesse a disparu, aujourd’hui les jeunes sont un peu indécents ». Les libanais avaient repris confiance, ils se permettaient de ne plus vivre au jour le jour, d’avoir des projets. Mais voilà que cet été le pays est bombardé. June: « Tout le monde au Liban est encore sous le choc. Ces bruits des bombardements qui ont repris. Ces enfants tués, la peur au quotidien et à nouveau aucune perspective. Nous nous rendons compte au Liban que la stabilité que nous avons connue n’était qu’une façade et que notre pays ne sera jamais tranquille ». Et Jane d’ajouter: » Ces deux guerres sont tellement différentes. Si la première était une guerre civile chaotique concernant tout le Liban et menaçant chaque habitant, la deuxième était bien plus ciblée et stratégique, et a agi comme un bulldozer: en plus d’avoir causé de trop nombreuses morts parmi les civils, presque toutes les infrastructures ont été détruites en peu de temps. »
Mais quelles que soient les différences entre les deux guerres, les bruits effrayants des bombardements sont les mêmes, la peur ressurgie après ces quelques années de trêve est restée inchangée. Et si la violence des derniers mois a été de courte durée en comparaison à la première guerre, elle aura servi à ôter aux libanais toutes leurs illusions. » Vous savez, reprend Jane, le Liban n’a pas d’armée, c’est un pays prospère mais divisé qui a une position géographique stratégique: c’est un cible idéale. Nous avons compris que notre pays sera toujours un…, un endroit dynamité ». C’est d’une voix désappointée que June conclut: » Pour moi, le Liban comme pays, c’est fini. Mais ce qui me manque le plus, ce sont mes amis, leur chaleur et leur gentillesse. Et l’odeur du jasmin. C’est dommage ».
D.S.