Depuis plus de six semaines, les départements et territoires français d’Outre-mer sont le théâtre de mouvements sociaux d’une ampleur inédite. Grève générale, manifestations, émeutes, barricades, les Antillais se sont massivement soulevés contre la «vie chère». Ce déchainement de violence était pourtant évitable. Retour sur une semaine durant laquelle tout a basculé.
Avec un taux de chômage de 20% et des prix 40% plus chers qu’en métropole, la vie en Guadeloupe est loin de correspondre à l’image paradisiaque qu’offre la carte postale. Cette situation est en grande partie due au monopole économique exercé par les Békés, cette minorité blanche qui concentre entre ses mains la quasi-totalité des richesses des Antilles. Descendants des colons français, l’origine de leur fortune provient des indemnités reçues en 1848 en échange de la libération des esclaves. Dès lors, ces créoles blancs continuent de concentrer près de 80% de la production économique, exerçant un monopole qui a pour conséquence de faire exploser les prix. Face à cette situation, un collectif a réussi le tour de force de fédérer 47 associations, syndicats et partis politique pour agir de concert. Le LKP, qui signifie en créole « Mouvement contre la Profitation », s’est constitué pour protester contre la vie chère, les monopoles économiques et le prix des carburants. Dès le 20 janvier, leur appel à la grève générale a été fortement suivi, paralysant la majeure partie des activités économiques de l’île.
Le 5 février dernier, soit 15 jours après le début de la grève générale, le président de la République française, Nicolas Sarkozy, recevait dans son palais de l’Élysée la presse politique. Dans un décor suranné, fait de lustres et de dorures, il a répondu durant près de deux heures aux questions convenues de quelques journalistes triés sur le volet. Durant cette interview fleuve, pas un mot ne sera dit sur la Guadeloupe. Aucun des cinq grands journalistes présents n’aura la présence d’esprit de poser la moindre question sur le sujet. Cette complète indifférence sera la première d’un série de « gaffes » qui transformera, ce qui au départ n’était qu’un mouvement social, en une véritable insurrection.
Quelques jours plus tôt, le secrétaire d’État à l’Outre-mer, Yves Jego, se rendait en Guadeloupe pour tenter de mettre fin au mouvement social. Solennellement, il avait promis d’y rester « le temps qu’il faudra pour qu’on trouve des solutions, même au-delà de ce conflit, pour que toute la société guadeloupéenne reprenne le moral ». De ce fait, dans la matinée du dimanche 8 février, il obtint un succès majeur. En effet, patronats et syndicats étaient parvenus à un pré-accord sur les salaires, devant mettre fin à la grève générale. Il prévoyait une hausse de 200 euros pour les personnes percevant jusqu’à 1.6 fois le salaire minimum et une augmentation de 3% pour les autres à négocier entreprise par entreprise. De même, le prix des carburants, qui est fixé par arrêté préfectoral, devait baisser de 9 centimes pour l’essence sans plomb, et de 11 centimes pour le gazole. Le patronat a néanmoins conditionné son approbation à des exemptions de charges de la part de l’État, pour compenser les 108 million d’euros que lui couterait ces hausses de salaires.
Or, coup de théâtre, le soir même de ce premier accord, on apprenait le départ surprise de Yves Jego pour la métropole. Alors même que la perspective d’une sortie de crise était plus proche que jamais, le secrétaire d’État, sans en avoir informé personne, s’envolait pour Paris, suscitant émoi et indignation dans toute la population antillaise. Le secrétaire d’État tentera par la suite d’expliquer son geste par la nécessité d’obtenir le feu vert de François Fillon. Cependant, il est plus probable que, ayant appris le refus de ce dernier de payer pour le patronat, et s’étant probablement fait tirer les oreilles par Nicolas Sarkozy pour s’être engagé au nom de l’État, il a préféré repartir pour Paris. Il est vrai que, désavoué par son propre gouvernement, il se serait trouvé dans une situation plus que délicate s’il était resté sur place.
L’indifférence de Nicolas Sarkozy, le départ précipité de Yves Jego, le refus du gouvernement de contribuer financièrement à la solution sont autant de fautes politiques qui ont précipité les évènements dans les Antilles. Pourtant, en les évitant, le gouvernement français aurait pu parvenir à une solution dès le 8 février. Ce faisant, il aurait surtout pu éviter la flambée de violence qui s’en est suivie, avec comme point culminant, le meurtre du syndicaliste Jacques Pino. Cette crise illustre, une fois de plus, le profond dysfonctionnement du régime politique français. Trop centralisé, ses dérives monarchiques interdisent toute solution qui ne vienne pas du cœur du pouvoir. Car, six semaines plus tard, l’accord qui est sur le point d’être signé, ressemble étrangement au pré-accord du 8 février. Avec cette différence notable… il a reçu l’onction du chef de l’État.
Naïm Laghnimi