Libres, à la pointe du crayon

Le dessin parle parfois plus que les mots. Mais lorsque les deux se combinent, nous obtenons la bande dessinée. Ce « neuvième art » permet une liberté d’expression différente de celle d’une rédaction traditionnelle. Nous verrons pourquoi avec l’ouvrage Reportages de Joe Sacco.

Illustrations: Joe Sacco, web.

« Les plus grandes aventures sont intérieures. » C’est le maître Hergé qui le disait. Son personnage de Tintin est un journaliste. Évidemment, il correspond plutôt à un journalisme fantasmé et à l’image d’Épinal du « grand reporter ». Or, les aventures telles que le Lotus Bleu, Tintin au Tibet, Objectif Lune ou On a marché sur la lune s’inspirent en partie de faits réels. Elles reproduisent notamment les quartiers chinois et le contexte de tensions sino-japonaises de l’époque dans le cas des deux premiers. Dans les deux seconds, les cases dessinées font allégoriquement écho à la Guerre froide. Hergé s’est également inspiré des travaux de deux scientifiques pour Objectif Lune. D’une part, de l’ingénieur Wernher von Braun qui a joué un rôle important dans le développement des fusées, et d’autre part, du physicien Hermann Oberth, spécialiste de l’aéronautique.

Certains auteurs de bandes dessinées utilisent plutôt leur art pour s’inviter directement dans le débat politique. Ainsi, la bédéiste franco-iranienne Marjane Satrapi critique notamment la révolution islamique en Iran dans Persepolis, son autobiographie dessinée. Cet ouvrage est devenu par la suite un film notamment censuré en Iran et au Liban. Cette censure s’impose souvent comme une impasse à la liberté d’expression quel que soit le canal d’information. Et gangrène de plus en plus l’ensemble des médias de l’avénement du numérique. Autre exemple, le film d’animation Valse avec Bashir dans lequel le réalisateur Ari Folman choisit des dessins pour questionner la mémoire et l’oubli. Ce questionnement a lieu dans le contexte de la Guerre du Liban en 1982. Plus particulièrement, la narration évoque le massacre de Sabra et Chatila. Ces deux camps de réfugiés palestiniens qui ont été encerclés par les militaires israéliens pour extraire, dans la version officielle, des combattants arabes. Néanmoisn, cette intervention fit entre 700 et 2000 morts civils. Plus près de chez nous, Chappatte utilise également les crayons pour faire des reportages et les met en ligne sur un site internet: BD Reportage.

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Journalisme dessiné

Il a pris de l’ampleur à la suite des événements tragiques de Charlie Hebdo. Précisons que, dans ce contexte-là, nous avons affaire à des dessinateurs satiriques et moins au reportage réalisé à la force des dessins. Cette manière d’informer peut être un moyen de dire plus en moins de mots. Elle donne un point de vue sur une situation. En ce sens, le bédéiste reporter maltais Joe Sacco est un illustre représentant du genre.

J’ai choisi moi-même les histoires que je voulais raconter, et cette sélection devrait faire apparaître assez clairement mes sympathies. Je me soucie surtout de ceux qui ont rarement l’occasion d’être entendus, et ne crois pas qu’il m’incombe de contrebalancer leurs voix avec les excuses bien ourdies des puissants. Ces derniers sont souvent excellemment servis par les médias traditionnels et les organes de propagande. Les puissants doivent être cités, c’est vrai, mais afin de mesurer leurs assertions contre la vérité, et non pour obscurcir celle-ci.

Le travail de Joe Sacco possède un caractère subjectif et narre des histoires avec un brin de militantisme comme le suppose cet extrait tiré de la préface de Reportages. Le « journalisme dessiné » – appelons-le de le sorte – offre dès lors une subjectivité plus grande que l’écriture journalistique qui prône plutôt l’objectivité. C’est bien là la force du dessin de presse. Il laisse une liberté supplémentaire aux dessinateurs ou aux bédéistes reporters. Par ailleurs, les contraintes écrites de l’article traditionnel tombent au profit de l’image. C’est tout l’intérêt des reportages en bande dessinée.

N’oublions pas le style du dessin. Ainsi, Joe Sacco opte, dans la majorité de ses reportages, pour un trait de crayon noir et blanc comme pour exprimer l’humilité de ses propos. Il s’intéresse plus particulièrement à la vie quotidienne des personnes dans un contexte conflictuel tel que l’Irak ou au quotidien des migrants africains dans des situations parfois inconfortables et complexes. Dans Reportages, les thématiques sont plurielles et mettent toujours l’être humain au centre de l’information plutôt que de faire appel à des experts auxquels s’adressent généralement les rédactions de journaux écrits. Cette différence donne aux lecteurs une vision plus singulière sur les zones de tensions dans le monde. Concrètement, elle met même des visages sur l’information.

Démarche humble et humaine

Dès lors, l’acte de dessiner et l’organisation des reportages ne souffrent pas de la vitesse à laquelle doit être produite l’information de nos jours. Autrement dit, le bédéiste reporter peut retravailler plus longuement son scénario et peut réfléchir plus attentivement à ses illustrations avant de publier quoi que ce soit. De la sorte, et contrairement au « moment opportun » que le photographe espère, le « dessinateur de BD « capture » son dessin au moment qu’il ou elle choisit » comme le précise Joe Sacco dans l’introduction de l’ouvrage. Il ajoute encore que cette pratique « ne libère pas de sa responsabilité le dessinateur de BD qui aspire à faire du journalisme » puisqu’il doit également « rendre compte fidèlement, reproduire les citations avec exactitude et vérifier les affirmations. »

Ce mélange entre le dessin, le texte, la personnalité de l’auteur et les exigences journalistiques confère donc au « journalisme dessiné » une liberté supplémentaire. Le dessinateur de bande dessinée choisit en effet patiemment les images les plus marquantes pour parler d’une guerre ou d’une problématique humanitaire et les assemblent dans une histoire au plus proche de la réalité. Joe Sacco est admirable en cela qu’il ne se laisse pas happer de manière trop forte par ses émotions. Pourtant, il laisse une part conséquente aux sentiments intimes.

Contrairement à Hergé, il ne s’occupe pas seulement de l’aventure intérieure et encore moins de la fiction, mais il utilise surtout sa subjectivité comme un filtre qui sublime l’information, l’analyse et parle de problèmes profondément humains.

Joe Sacco, Reportages, Futuropolis, 2011

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