« Everything happens for a reason ». J’eus tout loisir de méditer cette maxime durant mes quinze jours de trek. J’avais pourtant pesté contre cette tique, souvenir encombrant de mon séjour dans la jungle (c.f. épisode 1), que j’ai découverte solidement accrochée au bas de mon dos, le matin-même où je m’apprêtais à m’élancer pour le trek des Annapurnas. Ce désagrément malencontreux reporta mon départ d’une semaine. Je devais apprendre plus tard que les conditions météorologiques exécrables avait causé la mort de deux hommes à la date-même où j’avais prévu de passer le redoutable col du Thorung La. Loin de moi l’idée qu’il me serait arrivé pareil sort, mais ce report finalement bénéfique me fit passablement réfléchir sur les évènements impromptus de la vie.
Photos : Raphael Crettol
Vendredi 28 février, 6h du matin, je monte dans le bus qui doit me conduire au point de départ du trek. Mon sac à dos est bien rempli et ma piqure de tique semble guérie. Je suis prêt à affronter un des treks les plus réputés au monde, sans doute l’un des plus beaux également. D’une durée allant de 11 à 21 jours selon le rythme de marche et les itinéraires choisis, le Trek des Annapurnas serpente autour de la chaine montagneuse du même nom, avec un passage périlleux au col du Thorung La à 5416 mètres d’altitude. Dans le bus, je fais connaissance avec deux Allemandes, une Française et un couple de Chiliens qui deviendront mes compagnons de route. Une jeep nous mène ensuite jusqu’au petit village de Jagat (1300 m.) où nous passerons la nuit. La soirée est animée. Chacun se présente autour d’un grand pot de « Hot Lemon », mais la discussion s’oriente rapidement vers la grande aventure qui nous attend. L’excitation que génère cette plongée dans l’inconnue rend le moment tout particulier.
Après une bonne nuit de sommeil, tout le monde est prêt pour la première journée de marche. Nous remontons le long d’une rivière qui s’écoule dans une profonde gorge. Les paysages sont escarpés, d’immenses blocs de rocher menacent de se détacher à tout moment. Après 7 heures de marche, c’est avec un plaisir non dissimulé que nous arrivons à notre prochain refuge. Ces « lodges » dans lesquelles nous logeons tous les soirs sont très rudimentaires et se composent généralement d’une grande salle à manger et de chambres mal-isolées avec deux lits dont le matelas n’est souvent pas plus épais qu’un tapis de yoga. Cependant, la gentillesse des hôtes compense largement la précarité des installations.
Les premières journées de marche sont pluvieuses et difficiles. Comme je n’ai aucune expérience dans le trekking, j’ai emporté toutes mes affaires sur le dos, alors que je n’aurais dû prendre avec moi que le strict minimum. Mon sac ne pèse pas loin de 20 kilos. Après trois jours de marche, je souffre en alternance des pieds, des genoux, du dos, des hanches, des épaules et de la nuque. Tant et si bien que je suis à deux doigts d’engager un « porteur » pour quelques jours afin de me soulager. Mais ma fierté reprend le dessus, d’autant plus que les filles avec qui je voyage – dont le sac est tout de même deux fois moins volumineux que le mien – poursuivent vaillamment sans aide. Je décide donc de me débarrasser du matériel inutile. Je donne un pantalon et un livre à un trekkeur, j’offre un gros cadenas à un hôte et j’échange mes gros tubes de dentifrice, shampoing et produit pour lentilles contre des échantillons.
Il s’avère finalement que mon corps s’habitue gentiment à ce poids sur mon dos et l’ascension devient plus facile jour après jour. Les chemins terreux laissent place à des petits sentiers de montagne à mesure que nous gagnons de l’altitude. La neige fait progressivement son apparition sur certains tronçons. En chemin, nous croisons des trekkeurs qui ont fait demi-tour, car le col était fermé à cause du mauvais temps et des importantes chutes de neige. Nous apprenons aussi que deux personnes ont trouvé la mort en tentant de traverser le col. Nous décidons toutefois de continuer avec l’espoir que les conditions s’améliorent d’ici là.
Un beau matin, les nuages se sont entièrement dissipés. Le spectacle est fabuleux: la chaîne des Annapurnas se dresse fièrement devant nous. Ses haut monts enneigés, culminant pour certains à plus de 8000 mètres, se découpent dans le ciel d’un bleu profond. J’ai l’impression d’être à la fois si proche et si loin de ces monstres blancs que cela provoque en moi une légère sensation de vertige. Nous poursuivons notre route dans ce cadre majestueux.
Nos repas sont copieux afin de compenser la grande dépense d’énergie journalière. Le déjeuner consiste bien souvent en un porridge bien consistant. A midi, un plat de pâtes ou une soupe fait l’affaire. Le souper se résume systématiquement à un Dahl Bat, plat typique népalais qui se compose de riz, d’une soupe de lentilles et de légumes. Ce plat dont on peut se resservir à volonté a l’avantage de bien remplir l’estomac. Pourtant, ma faim ne connait pas de limite et il me faut souvent puiser dans mes réserves de chocolats et de biscuits pour étancher mon appétit d’ogre.
Les nuits se font de plus en plus difficiles à partir de 2500 mètres d’altitude. Dès que soleil se couche, les températures chutent et il devient très difficile de se réchauffer. Le soir, tout le monde se regroupe autour du réchaud pour essayer d’emmagasiner un peu de chaleur. Il est souvent difficile de trouver le sommeil durant la nuit. Les insomnies sont nombreuses à cause de l’altitude et les multiples couches (habits thermiques, sac de couchage, couvertures) ne suffisent pas toujours à se protéger complètement du froid. Mais le pire reste encore les douches, ce moment dramatique où il s’agit de se laver avec un sceau d’eau soi-disant tempérée dans une petite cabane glaciale à l’extérieur, et parfois dans la nuit noire à cause des coupures d’électricité. Un de ces épisodes m’a tant traumatisé que j’ai décidé, à l’instar de la majorité des trekkeurs, de faire l’impasse sur la douche pour les deux derniers jours avant de passer le col.
Arrivé à 3500 mètres d’altitude, il faut respecter un jour d’acclimatation pour habituer notre organisme à l’altitude. Le mal aigu des montagnes (MAM) peut être très dangereux et même mortel si on ne respecte pas les paliers d’acclimatation au-dessus de 3000 mètres. Une sorte de psychose s’installe parfois autour de ce mystérieux MAM qui peut toucher aussi bien le trekkeur lambda que le sportif bien entraîné.
La dernière étape avant le passage du col nous mène jusqu’à 4450 mètres. Le soir au souper, la tension est palpable chez les trekkeurs avant l’étape majeure de ce Tour des Annapurnas qui nous conduira jusqu’au col du Thorung La (5416 alt.). Tout le monde va se coucher tôt pour essayer de reprendre un maximum de forces possible. Cette nuit-là, je rumine les différents scénarios catastrophes. Et si j’attrape le mal des montagnes? Et si quelqu’un de mon groupe n’arrive pas au sommet? Et si les conditions météorologiques deviennent brusquement mauvaises et qu’il se mette à neiger? Et si …
Je finis enfin par m’endormir, mais pas pour longtemps. Le départ est fixé à 4h du matin. Après avoir englouti un bon porridge, nous voilà partis pour une ascension de 1000 mètres, en fil indienne dans la pénombre, à la lueur de nos lampes frontales. Le ciel est encore criblé d’étoiles. Le silence qui règne autour de nous est magique. La température frise les -20°, mais les innombrables couches que j’ai superposées m’empêchent d’avoir trop froid. Puis, le jour commence à se lever, dévoilant un paradis blanc, immaculé. Les premiers rayons de soleil nous redonnent du courage. Mais l’ascension est interminable. Derrière chaque mont, se cache un autre, encore plus haut. La neige et l’altitude ralentit fortement notre progression. Chaque pas est un effort. Le souffle se fait court. Et soudain, des drapeaux de prière volent au vent. Le sommet! Je me sens envahi d’un profond soulagement. C’est alors que je réalise que j’avais cruellement sous-estimé ce trek, au moment où je l’avais planifié depuis la Suisse, tel une simple randonnée en montagne. Je ne m’attendais pas à vivre une telle aventure, à devoir souffrir de la sorte. Mais peu importe, maintenant que j’étais au sommet…
R. C.