Retournons un peu nos habitudes. Par le portrait que Gérard Manset dresse de Alain Bashung dans Visage d’un dieu inca. Confrontons-nous à ce qui va vite. Ralentissons-le. Venez, entrez, les galaxies sont infinies. Il suffit de les sonder au loin !
Photo : Web
Il porte un casque. Là, dans le coin du bus, il écoute. Qu’écoute-t-il au juste ? À côté de lui, son camarade a aussi la musique visée sur les oreilles. Entendent-ils vraiment ? Ou n’est-ce qu’un réflexe immédiat en s’installant dans les transports publics ? Regardent-ils juste un instant le paysage défilant par la vitre ? Ils s’isolent même en compagnie des amis. Ils ont entre 13 et 16 ans, l’air sévère et figé marque leurs visages froids comme des legos qui s’entassent sans émotion ni partage.
Peut-être qu’ils se repassent le dernier titre à la mode. Peut-être qu’ils goûtent les harmonies de la musique classique. Peut-être pas cela. Et si leurs smartphones diffusaient Comme un lego interprété et composé par Alain Bashung dont les paroles sont écrites par Gérard Manset. Cette fresque humaine livrerait alors un regard particulier sur le monde nous entourant. Mettraient-ils alors la vitesse de côté pour un instant, le multitâche loin de là ? Auraient-ils la patience d’écouter jusqu’à la fin l’écho de ce morceau phénoménal et hors norme de neufs minutes ?
« C’est un grand terrain de nulle part / Avec de belles poignées d’argent / La lunette d’un microscope / Et tous ces petits êtres qui courent »
Il est vrai que le lac qui avance par la vitre du bus ressemble un peu à ce terrain évoqué dès les premières strophes de Comme un lego. Ce matin, les éclats du quotidien manquent d’étonner ces deux enfants distraits par le petit écran. L’eau s’étend sous les premières bourrasques d’automne. Les vagues miroitent les mots de Gérard Manset dans le portrait de Alain Bashung qu’il fait dans Visage d’un dieu inca. Cette rencontre qui a été trop retardée mais qui a heureusement eu lieu.
« Cela m’a rappelé Star Trek, ces deux yeux en amande, le fin sourire d’une stratosphère trop éloignée de chez nous pour qu’on la supposât sur terre, rattaché à la terre. »
Cette pensée est inspirée par un rendez-vous avec Alain Bashung. Il était déjà marqué par les premiers indicateurs de son cancer fatal. Les titres de l’album Bleu Pétrole étaient alors déjà terminés. Gérard Manset pensait déjà écrire un livre traitant du mystérieux « dieu inca » de la chanson française. Il l’écrivait déjà sans vraiment le savoir.
Ici, nous pouvons nous demander à quoi cela sert ? Nous savons qui est à peu près Alain Bashung. Il fait partie de l’Olympe du rock français, un dinosaure de la musique hexagonale. Certes, le personnage n’est pas nouveau. Mais le singulier de ce portrait réside justement dans le désir de sonder le mystère de l’artiste à l’habit noir pour passer au-delà de la froideur de son expression. Sans le besoin de fouiller dans sa vie intime et privée. Mais avec la nécessité de tenter de comprendre l’homme et sa personnalité avant tout, lui rendre hommage.
« J’ai rêvé de lui. Il avait rajeuni, jauni, il était mince et fin, visage lame de couteau, yeux en amande. Il était venu s’asseoir silencieusement à la même table. Nous nous trouvions dehors, de nuit. Les rêves, on est partout chez soi, et à cette table ronde Alain m’avait glissé un petit carton, son nouveau numéro… Il avait changé de nom, j’ai lu des c, deux h. C’était un nom très exotique, à consonance allemande. Il ne donnait l’adresse qu’à quelques-uns, mais il était tranquille. Ensuite ce fut la nuit, tout mélangé, et d’autres visions de ces espaces d’un peu partout visités constamment par le sommeil. »
Gérard Manset se positionne en véritable ami qui rêve et tente de chercher l’or de la précieuse humanité derrière la façade de Alain Bashung. Il utilise les mots d’un orfèvre soignant l’ornement de ce qui se cache derrière ce Visage de dieu inca si mystérieux, si insondable. Le livre n’est pas une biographie. Les faits n’abondent pas concernant la vie du chanteur et compositeur. Parce qu’il n’aimait pas être exposé. Il détestait les réunions mondaines attachées à son statut. En cela, les lignes respectent parfaitement l’Homme Bashung. Même lorsqu’il devait faire figure, le seul besoin qu’il ressentait, était celui de regarder toujours le même vide obsédant comme si d’autres galaxies l’attendaient au loin.
Dans le livre, les anecdotes et les instants partagés se succèdent dans ce sens. Le chanteur n’est jamais vraiment Alain Bashung mais plus un personnage dont il faut deviner les traits grâce à ses actes artistiques. Il faisait le choix de préserver une certaine forme d’anonymat pour mieux explorer les gouffres du quotidien. Il vivait sans vraiment avoir la tête à la vie. Quelque part, il voyait ce qui venait et ce qu’il voulait. Ici voyant et là maladroit. Toujours à vaquer en marge des regards, à la poursuite de cuites à répétitions comme pour taire les petites voix qui le hantaient probablement. Gérard Manset écrit :
« Pas un mot sur son mal. Il fallait donc parler des faits périphériques. Il arrangeait sa phrase, mais ce n’était pas nouveau, laborieux, sourcilleux, de lent et doux contact en une schizophrénie réduite au minimum. »
Le lecteur embarque tout au long de ces quelques cent vingt pages dans les contradictions et les doutes de Alain Bashung alors que l’auteur nous dévoile peu à peu ce Visage de dieu inca. Gérard Manset nous surprend toujours. Il divague souvent. Il ne saisit jamais parfaitement le personnage, le ton est tendrement maladroit mais si sincère. Il commence parfois par une anecdote apparemment loin du titre de l’ouvrage et de son amitié pour l’homme en noir. Mais il revient sans arrêt à cette rencontre qui l’a bouleversé au plus profond. Comme s’il rêvait encore de pouvoir avoir Alain, son ami, en face de lui. Pour se rappeler qu’il n’est plus là mais que sa musique, particulièrement Comme un Lego, nous apparaît comme le témoignage important d’un autre temps.
« On voit de toutes petites choses qui luisent / Ce sont des gens dans des chemises / Comme durant ces siècles de longue nuit / Dans le silence ou dans le bruit »
Peut-être que personne n’est capable de sonder l’envergure de Alain Bashung même dans ce morceau qui le dévoile tant. Et ce n’est pas l’ambition du livre. Les pépites de mots suffisent à construire le trésor que cet artiste nous a légué par sa musique. De quoi peut-être faire changer de perspective même les deux enfants croisés dans ce bus vers nulle part. Peut-être pas. Mais j’aime à croire que ce souffle brûlant, la lenteur et la contemplation continuelle de la vie, nous insuffle par le prisme d’un regard singulier une approche différente du quotidien.
Cet air perdu à s’engouffrer dans les fleuves de l’être. Cette envie d’affronter toutes les instances par l’acte de toucher au cœur des gens que rapporte Gérard Manset.
« (…) je ruminais ce détail par un Paris désert, tout simplement ceci : lors des Victoires de la Musique sacrant Alain trois fois de façon quasi posthume, il avait eu le désir d’interpréter Comme un Lego, exigé cela jusqu’où ses forces le permettaient. Ce fut tout de même un autre titre qu’on lui demanda. Malade et fatigué, déçu de devoir capituler devant telles instances, il avait accepté. »
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Manset // Visage d’un dieu inca // Collection Folio // Éditions Gallimard // 2011 // 121 pages