Se souvenir d’un été à l’armée

Octobre 2005. Trois ans après avoir effectué mon école de recrue à Payerne, je m’apprête à ressortir mes affaires militaires du placard pour me rendre à un cours de répétition. Préparer tout mon matériel est une occasion de me remémorer les quinze semaines particulières qu’auront été celles de mon été 2002. Le recul me permettra, peut-être, de donner un sens à un système qui m’est toujours apparu contradictoire et hypocrite.
Didier Nieto

Juillet 2002. Premier jour des quinze semaines que je passerai à Payerne. Quelques centaines de personnes sont dans le même cas. L’enthousiasme ne se lit pas sur tous les visages. Réunis dans une grande salle, nous attendons qu’un adjudant nous appelle un à un et nous envoie dans nos diverses affectations. Deux heures plus tard, je me retrouve avec une vingtaine d’autres recrues sous les ordres d’un lieutenant qui sera notre chef de section durant toute notre école. Bien décidé à nous montrer qui commande et qui obéit, il nous enseigne les premiers rudiments militaires : comment saluer, comment parler, comment se tenir,… La même question se lit sur tous les visages : mais qu’est ce qu’on fout là ?

Quelques instants plus tard, un premier rassemblement réunit toutes les recrues de l’école qui, finalement, en compte environ 150. Au milieu de la place se tient fièrement le commandant de l’école. Après un très bref discours de bienvenue, il hurle. Garde-à-vous ! Mal à l’aise, les camarades et moi nous mettons lentement au garde-à-vous, comme nous l’avait enseigné notre chef de section quelques minutes auparavant. Trop lentement apparemment, et pas assez synchronisés… Nous recommencerons l’exercice quatre fois. Ces quinze semaines vont être longues…

Au fond, l’armée a des principes louables (ordre, discipline, ponctualité,…). Mais ils sont  tellement poussés à l’extrême qu’il devient très difficile d’y adhérer. Prenons un exemple : l’ordre en chambre. Nous avions l’obligation d’organiser notre penderie selon un ordre rigoureux. D’abord les vestes, puis le pantalon, la chemise et enfin la chemisette… ! Et le matin, lorsque nous faisions nos lits, nous devions veiller à plier notre duvet afin qu’il forme un S (un jour une recrue s’était trompée de sens et toute la chambrée a été retenue de sortir). Autre exemple : lors de certains rassemblements, un officier passait devant les 150 recrues armé d’une équerre afin de vérifier que l’angle que formait l’ouverture de nos pieds était réglementaire ! L’opération durait vingt minutes.
Des anecdotes comme celles-ci, toutes les recrues peuvent en raconter des dizaines. Mais pour quelle raison pousse-t-on la discipline et l’ordre aussi loin ? On ne peut évidemment pas envisager une armée dans laquelle régneraient le désordre et le chaos. Mais quelle conséquence cela peut-il bien avoir si l’angle qui sépare les pieds des recrues varie de quelques degrés ?

Mais l’aspect le plus dérangeant de l’armée est de savoir que l’on nous prépare en prévision d’un éventuel conflit armé. Ma génération n’a jamais vécu de guerre. Par contre, elle la voit tous les jours à la télé. Depuis les guerres en Afghanistan et en Irak, il y a un formidable mouvement anti-guerre qui parcourt la planète et auquel se sont rattachés la plupart des gouvernements. Dont la Suisse.
Il y a tout de même là une contradiction plutôt dérangeante. Un gouvernement qui prône la paix mais qui dépense chaque année des milliards pour acheter des armes, des missiles, des chars,… Amusant pour un pays adepte de la négociation et du compromis. Parfois, j’ai l’impression que l’armée suisse telle quelle est aujourd’hui n’existe que pour le plaisir de quelques personnes qui aiment la guerre et la stratégie militaire et qui s’amusent à jouer aux petits soldats avec les recrues. Le plus ironique dans tout ça, c’est de savoir que tout leur onéreux matériel de guerre va tomber la plupart du temps entre les mains de personnes qui considèrent l’école de recrues et tous les cours de répétition comme une formidable perte de temps. En cas de conflit, quelle chance aurait l’armée suisse face à une armée de professionnels ?

Lors de mon entrée à l’école de recrues, j’étais fermement décidé à détester tout ce qui touchait de près ou de loin à l’armée. Tout n’était cependant pas aussi détestable que je l’aurais souhaité. Le premier soir en effet, nous étions autorisés à sortir en civil pour la dernière fois. Personne ne se connaissait mais tout le monde empruntait le même chemin : celui du pub le plus proche afin de noyer notre désarroi dans une immense chope de bière. Avec mes nouveaux camarades, nous avons échangé quelques convenances. D’où viens-tu ? Et toi tu fais quoi dans la vie ? Mais finalement, le message le plus important de cette première soirée n’aura pas eu besoin d’être prononcé pour être compris de tous : on était tous embarqués dans la même galère (avec tous le même uniforme de surcroît), alors autant se serrer les coudes ! Les jours et les semaines qui ont suivi ont confirmé cette incroyable solidarité militaire, immédiate et (presque) totale, qui n’avait eu besoin que de quelques heures pour exister. Cette solidarité, que je n’ai rencontrée nulle part ailleurs, n’a d’ailleurs pas tardé à se transformer en franche camaraderie. Il a juste fallu attendre que les premières bouteilles de vin prohibées soient débouchées…

Octobre 2005. Dans quelques jours, je retourne à l’armée. Bien que de nombreuses questions concernant l’armée me trottent encore dans la tête, elles sont maintenant atténuées par un voile de résignation. Mon école de recrues, c’était beaucoup de mauvais moments, mais aussi quelques bons. Et ce qu’il y a de bien avec les souvenirs, c’est qu’on laisse volontiers les mauvais de côté pour ne garder que les meilleurs.
D.N.

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