Une vie en bobines

Viviana von Allmen

Au Théâtre Municipal de Bienne Peter Wyssbrod a une fois de plus conquit son public dans un monodrame signé Samuel Beckett
L’auteur de « La Dernière Bande » l’idée moderne et théâtrale de remplacer la page et l’écriture par le magnétophone et le ruban, concrétisations visuelles du passage du temps.
Dans « La Dernière Bande », une mise en scène de Hans J. Ammann, il s’agit d’un monodrame sans intrigue où un vieillard, Krapp, se confronte à divers moments de sa vie passée, en écoutant des bobines de magnétophone où il s’est enregistré lui-même, trente ans plus tôt. Bien qu’on ne voie sur scène qu’un seul personnage, le monologue tourne au dialogue; une conversation s’établit entre le vieillard trébuchant et le Krapp à la voix vibrante remplie de tous les espoirs qui nourrissent ses projets d’avenir. Rarement, la pluralité désespérante des temps qui composent une vie d’homme a été mise en valeur ainsi, et cela grâce à l’emploi d’un appareil dont l’usage commençait à peine à se vulgariser quand la pièce fut écrite. Krapp écoute, incrédule, les mots du jeune homme éteint. Traces éphémères et illusoires qui traduisent pourtant une fulgurante envie de présent.
Peter Wyssbrod, toujours aussi étonnant, porte à l’incandescence la sombre lumière et joue avec une magnifique pudeur. Cet homme entouré de nuit, maniaque mangeur de bananes, buveur invétéré, écoute une bande enregistrée trente ans auparavant, quand il avait trente neuf ans. Et nous étale, désespérément grognon, son délabrement physique : myopie, surdité, voix cassée, toux, démarche incertaine… Et jusqu’à la nécessité humiliante de rechercher dans le dictionnaire le sens des mots qu’il employait jadis. Il lui reste, dans le vide et le silence, à déguster… la banalité ! Celle du mot “bobine”, par exemple… Et, tout de même, le souvenir navrant du seul instant heureux de sa vie : une promenade en barque, au milieu des roseaux d’un lac, en compagnie d’une femme qu’il a aimée. Ce que le talent de l’acteur ajoute comme une évidence, c’est la profonde humanité du personnage, l’éloquence émouvante de ses silences, de ses regards, de ses gestes… Une passionnante leçon de théâtre.
La représentation vient de se terminer. La salle est habitée par l’énergie de la pièce que l’on vient d’y jouer. Chez les spectateurs, l’émotion est encore là, sur le point de se transformer en réflexions, en idées.

V.vA

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