L’intemporelle vieille dame a 60 ans

Cette année 2016 marque le soixantième anniversaire de la toute première représentation de « La visite de la vieille dame » de Friedrich Dürrenmatt. Mis en scène sur les planches de l’Heure Bleue, à La Chaux-de-Fonds, les 21 et 22 avril dernier, Omar Porras offre une magnifique occasion de revenir sur cette pièce et de comprendre ce qui en a fait son immense succès.

« Et pour ce prix je m’achète la justice ». Un silence total s’ensuit laissant place à l’interrogation des spectateurs. Cette phrase, si dense en émotion, résume à elle seule la cynique trame de cette pièce. L’histoire de Clara Zahanassian, qui revient 45 ans après, dans son village natal alors en plein naufrage économique. Éprise de vengeance envers Ill, l’homme qui l’a quittée alors qu’elle portait son enfant, la vieille dame propose aux habitants une somme démesurée en contrepartie de la mort de son ancien amant. La population, d’abord choquée se voit peu à peu transformée par la cupidité qui l’anime ; Ill devenant progressivement la cible à abattre.

De cette intrigue helvétique naitra un énorme succès mondial. Et pour cause, l’universalité de ce scénario. Madeleine Betschart, directrice du Centre Dürrenmatt à Neuchâtel, décrit même l’auteur comme un « Suisse universel », ses œuvres étant souvent teintées d’une problématique chère à l’écrivain : la justice ou plus précisément sa quête continuelle. Une recherche d’équité difficile, car souvent confrontée à cette relativité propre aux valeurs sociales. Situation alors brillamment mise en relief par ce dilemme auquel sont confrontés les habitants de Güllen : la survie de tout un village ou la vie d’un homme ? Au final, personne n’y gagne dans ce terrible choix, ni les villageois, alors meurtriers, ni Clara, elle-même meurtrie à perpétuité. À part peut être l’argent, fourbe protagoniste, dont l’auteur se complait à le rendre cyniquement triomphant.

Cette tragédie révèle l’humanité sous son jour le plus sombre. Et c’est ce qui a plu à Omar Porras, Colombien d’origine, directeur du Théâtre Kleber-Méleau et metteur en scène de brillantes réadaptations de ladite pièce. « Je suis fasciné par cette force propre à Dürrenmatt de faire une radiographie de toutes les facettes qui composent la Suisse, y compris de son obscur profil ». Vengeance, cupidité ou injustice, des sujets profonds en filigrane d’une histoire d’amour déchue, voilà ce qui parle à chacun. Güllen, ville fictive où tout se passe, aurait tout autant pu se trouver en Colombie ou en Afrique tant l’histoire est perméable. Ce que le metteur en scène confirme en ajoutant : « Toutes les grandes œuvres d’art qui ont gagné en longévité dégagent une profondeur universelle et une façon particulière d’atteindre l’humanité ». Tout est dit.

Mais pourquoi avoir fait de cette fiction une pièce de théâtre et non un roman ? « Réponse difficile » selon les experts de Dürrenmatt. Mais la motivation de l’auteur est plutôt claire tout compte fait : laisser à n’importe quel metteur en scène une grande liberté dans l’interprétation qu’il en fait. Offrir à ce dernier la possibilité d’agencer l’universel de sa thématique en une représentation unique tout en sachant la portée de ce texte sur le public. Ce que Omar Porras a savamment mis en œuvre grâce à sa propre histoire et ceci à trois reprises (1993, 2003 et 2015). Trois réadaptations qui ont révélé sa compagnie, le Teatro Malandro dont il en est le chef d’orchestre. Grâce à une mise en scène dynamique, colorée et mélodieuse, les acteurs affublés d’un masque aux traits caricaturaux se dévoilent et offrent une indéniable plus-value à leur jeu. Notamment la vieille dame, cette laide déesse de la mort interprétée par Omar Porras en personne. Une version qui en a d’ailleurs émerveillé plus d’un, notamment Madeleine Betschart, grande amoureuse de la pièce. Soixante ans donc, que Dürrenmatt et ses admirateurs exportent son chef-d’œuvre aux quatre coins du monde, grâce à un texte qui a traversé le temps et qui sans doute, sillonnera les six prochaines décennies.

 

V.M

Crédit photo : Marc Vannapelghem

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