Guerre entre Etat et Culture : Les jeunes mis à rude épreuve

L’année 2015 aura été une période difficile : plusieurs centres culturels romands sont entrés en crise administrative. Bilan de la situation.

Mai dernier à Neuchâtel, premier coup dur : la Ville interdit les soirées d’étudiants à la Case à Chocs, suite à trop de nuisances et aux interventions répétées de la police, notamment lors de la dernière Secomania en octobre 2014.

L’éternel conflit générationnel se reproduit : d’un côté la Ville, qui qualifie ces soirées de « beuveries », « dénuées de contenu culturel » et privatives, sources de problèmes depuis plus de vingt ans ; de l’autre, la Fédération des étudiants neuchâtelois, ainsi que d’autres associations estudiantines, qui dénoncent cette sanction exagérée et le manque d’infrastructure nécessaires en ville, pour ces soirées qui contribuent à la cohésion des étudiants.

A Fribourg, c’est la salle de concert rock, le Fri-Son, qui est en danger : la construction de quatre nouveaux locatifs est prévue, et ce juste en face de leur entrée principale. Un problème de cohabitation se pose ; selon Lionel Walter, membre de l’association Fri-Son, si un locataire porte plainte pour nuisance sonore, « il ne peut que gagner ».

2 octobre : sale jour pour la culture alternative

Autre cas : le Pantographe, collectif artistique et culturel autogéré, est expulsé de l’usine dans laquelle il était basé, à Moutier. Conflit différent, car cette fois c’est Tornos, constructeur de machines-outils et propriétaire du bâtiment, qui met le Pantographe dehors sans préavis.

L’entreprise déclare avoir besoin de l’usine pour son propre usage, le collectif s’y oppose : le Pantographe, reconnu d’utilité publique et installé depuis bientôt dix ans, ne peut simplement pas déménager ; la « brutalité » de la décision est intolérable, un « Manifeste pour la vie du Pantographe » est créé, on demande à Tornos de revendre l’usine, comme leur accord le prévoyait, on attend une réponse, dans l’incertitude.

Le même jour, à Genève, une autre usine est en cause : C’est justement l’association de L’Usine, autre centre culturel autogéré, qui se met en grève sans prévenir. Artistes, public, dehors ; sur la place des Volontaires, les fidèles se rassemblent pour protester. Par des haut-parleurs, un communiqué est diffusé : L’Usine défend sa structure autogérée, « organique et solidaire », et dénonce le non-soutien, voire les attaques de l’Etat à son encontre.

Une querelle administrative est à l’origine des tensions : l’Usine doit s’adapter à la Loi sur la Restauration, le Débit de Boissons, l’Hébergement et le Divertissement, qui prendra effet en janvier prochain. Comme elle possède cinq buvettes, elle sera forcée de fournir cinq autorisations.

Selon l’Usine, suite aux accords trouvés en avril avec Pierre Maudet, directeur du Département de la Sécurité et de l’Economie (DSE) et Anne Emery-Torracinta, conseillère d’Etat en charge du Département de la culture (DIP), une autorisation unique aurait dû être délivrée en attendant janvier 2016. Ce qui ne s’est jamais produit, s’indigne L’Usine, qui ne comprend pas non plus le blocage de plusieurs subventions et dons qui auraient dû leur revenir.

M. Maudet, qui connaît l’importance de l’Usine pour la scène culturelle genevoise, maintient un avis catégorique sur le sujet ; répondant à nos questions par e-mail, il affirme que la nouvelle loi ne devrait avoir aucune répercussion négative, aussi longtemps que les diverses buvettes seront conformes. Il en va de même pour les autorisations et les subventions.

C’est là que la guerre idéologique entre les deux parties se profile : L’Usine, autogérée, unitaire et solidaire, ne peut accepter les principes de M. Maudet, car cela reviendrait à un démantèlement de leur association. « Les décisions étant collectives, il est logique que les responsabilités le soient également. » Face à cette volonté d’un milieu culturel plus libre, Maudet réagit : « Si liberté rime avec illégalité, je crains de les décevoir. Si en revanche liberté est synonyme d’autogestion, je pense qu’ils devraient facilement pouvoir renoncer à leurs subvention, ne serait-ce que par souci de cohérence. Ce serait peut-être un premier signe de crédibilité pour eux, non ? »

« Maudit Maudet ! »

Voilà un slogan parmi d’autres taggués sur les murs de la Ville, suite à une deuxième manifestation non autorisée, la nuit du 24 au 25 octobre. Un millier de personnes ont défilé; l’Usine prévoit de déposer une pétition au Conseil d’Etat.

La Ville prend le parti de l’Usine : le Département municipal de la culture la considère comme essentielle au dynamisme du centre-ville. La droite, furieuse, les qualifie de « sauvageons » et veut couper les subventions jusqu’à application de la loi. Le MCG propose même d’utiliser le bâtiment pour accueillir des réfugiés syriens !

Dialogue sans issue ? Une jeune d’une vingtaine d’années, habituée de l’Usine, nous fait part de ses impressions :

 

L’article.ch : Que représente l’Usine pour toi, en termes de vie sociale et culturelle?

Anonyme : Pour moi, l’Usine est au cœur de la scène alternative et nocturne genevoise. C’est un endroit dynamique où on peut trouver toute sorte de public, de l’ado de 16 ans venu à un concert à un vieux de 60 ans sirotant une bière à la Makhno. Il y a un mélange de genres, de styles et de cultures qui est quasiment impossible à trouver autre part à Genève, en témoignent aussi les différents styles de concert. Culturellement parlant, l’Usine c’est aussi une galerie, un cinéma et un lieu de création pour les artistes et pas seulement un endroit où tu peux rencontrer tes potes au hasard.

Penses-tu que son mode de fonctionnement collectif et solidaire est un modèle à défendre?

Oui, même si je le trouve parfois utopique.

Crois-tu qu’il est nécessaire de contrôler individuellement chaque buvette, comme le prévoit la nouvelle loi?

Non, je ne connais pas tous les détails de cette loi mais je ne vois pas pourquoi ça devrait changer si ça a bien fonctionné jusqu’à maintenant.

Quelle est ton impression générale sur le milieu culturel jeune et alternatif aujourd’hui, à Genève et en Suisse?

Je trouve que le milieu culturel genevois et suisse est bon mais peut encore s’améliorer et essayer de se décentraliser des villes de Zurich et Genève. Au niveau « jeune », et au vu de certaines réglementations, notamment les lois qui ont passé à la rue de l’Ecole de Médecine par rapport aux nuisances sonores, et celles que la ville de Lausanne a instauré dans ses parcs l’été passé (interdiction de musique, de barbecue, de boire), je trouve qu’il y a encore des progrès à faire. Toutefois la forte connotation politique de ces règles et l’intérêt du public de ces problématiques font qu’il est délicat de les traiter et pour moi d’apporter de vraies réponses à ces problèmes.

Qu’est-ce que la culture « alternative » à ton sens ?

C’est le fait de ne pas forcément répondre aux normes et d’aller chercher des thèmes et des œuvres avec un esthétisme propre, de ne pas chercher à plaire, et du coup être plus libre dans l’expression.

En quoi est-il important qu’elle cohabite avec la culture « institutionnelle » ?

Cela crée un contrepoids, peut développer des idées contestataires, contraires. Cela permet la pluralité de la culture, un échange et un enrichissement entre l’une et l’autre. Il y a une recherche constante, sans besoin d’entrer dans un moule particulier.

J.G.

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