Quotidien. Un concept en perpétuelle évolution. Trois syllabes, et un mot. Une résonnance qui dénote nos habitudes, leur incessante monotonie. Faire, penser, sentir: un cycle qui ne semble prendre fin. Trois syllabes et trois notions que certains tentent de fuir, sans même se retourner, à tout prix. Mais aussi un mot qui fait battre les cœurs de soulagement, rassurant. Pour une rubrique intitulée ainsi, pourquoi ne pas justement évoquer un livre qui raconte avec exactitude la fragilité du quotidien lui-même et la tournure amère qu’il peut prendre?
Photo : Célie Gachet
On nous parle de la vie comme un pêle-mêle d’idées, de gens, de souvenirs, de rencontres; un va-et-vient incessant entre nous et les autres, un tissu d’histoires et d’expériences qui parfois (souvent) s’entrecroisent et nous construisent, sans cesse. Et puis de temps à autre, des collisions se produisent. On les appelle « coïncidences », « hasards », « accidents de la vie ». Deux chemins qui se croisent et se suivent, le temps d’une ballade ou d’une existence. Elles nous donnent tout, nous prennent tout aussi. On les attend, on les redoute, mais on accepte de se laisser surprendre. Cependant, en a-t-on le choix? Et que le vaste monde poursuive sa course folle, c’est ça, un pied-de-nez au quotidien. Un roman qui nous rend attentif à la vie (la leur, la nôtre, la sienne), aux autres, à nos échanges, et qui interroge: ensemble, ici, oui, mais jusqu’où? Une lecture dont on ne sort pas indemne.
New York, 1974. Les taxis fuient, les passants pressent le pas le long des grands boulevards, les ouvriers creusent le tunnel sous la rivière et le crack se passe de main en main. Le lecteur est plongé dans une période marquée par la fin de la guerre au Viêtnam, du règne du président Nixon et du mouvement hippie. Le 17 août, un funambule s’élance sur un fil tendu entre les Twin Towers, tout juste édifiées. Au dessous de lui, les passants se rassemblent, s’arrêtent, comme rarement. Le temps semble suspendu. Ils s’exclament, échangent, s’horrifient. Ils n’ont rien en commun, à part cet homme, cet unique événement. Ils vont pourtant se rencontrer, tous porteurs d’un passé, d’une histoire. La ronde s’élance et ne semble plus s’arrêter. Liés par le destin, ils dansent la vie, la célèbrent, et nous emmènent doucement avec eux. Tout au long de son récit, Colum McCann tisse avec finesse et sensibilité une toile sur laquelle il fait valser ses personnages. Il y a Corrigan, prêtre sacrifié à la volonté de fer, son frère, immigré irlandais, Tillie et sa fille, Jazzlyn, pour qui prostitution et tradition se confondent, un couple d’artistes en lutte contre le déclin des victoires passées et les restes d’un amour oublié, puis des mères de soldats disparus qui, victimes d’une douleur sans fin, vont, par le souvenir et le déni, tenter de survivre à la démence qui les guette. Et à chaque chapitre, son histoire et sa musique. Une symphonie de personnages en noir et blanc, déshérités, perdus, oubliés, qui défilent sur ce fil, tendu au-dessus des nuages. Les destins s’entrecroisent, avec magie. Comme McCann le fait avec ses lecteurs, le funambule leur tend la main et les invite à la rêverie. Au dessus de l’abîme, ils glissent, délicieusement, dansent avec la chute, luttent contre les fléaux. Puis, à la recherche de la grâce, ils se laissent tomber.
» La plupart des images que nous rencontrons brillent, se convulsent et s’éteignent. » – Colum McCann
Lire McCann, c’est se confronter à tout un univers émotionnel, à sa fragilité propre. C’est être bouleversé par l’ordinaire de la vie, se reconnaître dans les malheurs humains les plus communs. C’est pleurer, rire et rêver, tout à la fois. Par ses subtils dialogues et la justesse de ses mots, il peint une vie qui défile, rencontres après rencontres, et nous conte une légende venue de Chine, celle du fil rouge, puis du destin. La simplicité de ses personnages nous pousse devant le reflet de notre propre vie. Du bout de sa plume, McCann aborde nos rêves, nos désirs, nos ambitions, nos échecs et nos désillusions, et les confronte. On regarde trop longtemps et le miroir se fend. A l’aide de mots qu’il choisit avec rigueur, l’auteur expose les merveilles de l’amour, la tragédie de la chute, les affres du romantisme, les barrières que même la mort ne peut surmonter, l’impact du passé, le parfum du souvenir, le rêve éphémère face à l’abrupte réalité, et la perte, elle, inévitable. Des êtres, certes brisés, mais simples et braves, qui tentent de faire face aux obstacles du quotidien comme ils le peuvent. Un livre qui donne la parole à ceux que la société n’écoute plus, et qui narre le songe que cette ville a toujours inspiré. Une New York splendide. Un roman dans lequel on se reconnaît. Une merveille littéraire qu’on applaudit, encore et encore, et qu’on lit, pendant que le monde continue sa course folle.
Colum McCann // Et que le vaste monde poursuive sa course folle // Collection Littérature Etrangère // Edition Belfond // Paris // Août 2009 // Roman (broché); 475 pages; traduit de l’anglais (Irlande) par Jean-Luc Piningre
cGa