A partir d’une réflexion sur leurs pratiques de consommation alimentaire, trois étudiants de l’Université de Neuchâtel se sont posés la question du devenir des denrées périssables dans les supermarchés°.
Magalhaes de Almeida António
Lausanne. Il est bientôt dix heures du matin. Jour de semaine. Quelques personnes s’affairent autour d’un des supermarchés de la capitale vaudoise et attendent que les portes grillagées s’ouvrent. Pourtant, à cette heure-ci, le magasin a déjà ouvert ses portes… De l’autre côté… Discrètement, à l’arrière de la boutique, par petits groupes de deux ou trois, des personnes – jeunes pour la plupart – se rapprochent d’un grand bac bleu. Un responsable du magasin, reconnaissable au logo qui est inscrit sur sa blouse, arrive et fait un signe affirmatif de la tête : des gens se précipitent vers le bac et à son ouverture, ce qui ressemble à première vue à un compost géant, laisser paraître des fruits et légumes en excellent état.
Faut faire vite
Il faut faire vite ! Les camions de la voirie se rapprochent. Trier ce qui est encore mangeable, trier ce qui n’était plus beau, plus présentable pour la vente, mais toujours bon à consommer. La nécessité s’impose semble-t-il pour certains, comme pour un vieux couple de napolitains, installés à Lausanne depuis une quarantaine d’années. «La retraite est trop petite et nous on n’a pas toujours cotisé… mais regardez ces légumes, ils sont encore tout à fait mangeables. Ils ne sont plus vendables, mais ils sont mangeables. Quel gâchis !» Ce vieux couple trie comme deux autres groupes de jeunes. Sont-ils là par nécessité eux aussi ?
Milieu alternatif vaudois
Epalinges. Il est bientôt vingt heures. «J’espère qu’on n’arrivera pas trop tard,» nous avertit Paul. «Parfois, on arrive trop tard et il n’y a plus rien.» C’est qu’il y a concurrence dans la course aux déchets alimentaires des magasins ! Nous nous attendons à être déçus. Finalement, nous sommes tout de même les premiers et -que le spectacle commence !-, exulte Paul, jeune alternatif comme il se définit lui-même. Meules de fromage, biscuits, gâteaux, légumes et fruits frais, toujours très beaux, ajoute Alex, compagnon d’aventure de Paul. Yaourts non périmés, junk food… «Le système capitaliste a besoin, par essence, de mettre des dates pour qu’il se reproduise, pour exister. S’il ne met pas de dates il n’y a pas de tournus, ce qui signifie qu’il n’y aura pas de production…les gens sont dupes, ils sont habitués au beau et dédaignent manger une tomate légèrement fendue ou une pomme-de-terre qui n’a pas le calibre adéquat. Nous sommes formatés.» dénonce Paul. Qu’en pensent de jeunes lycéens ?
Par paresse
A la vue d’un petit documentaire réalisé par trois étudiants dans le cadre d’un cours d’anthropologie visuelle à l’Université de Neuchâtel, -Faites l’amour pas les magasins, sur les traces des chasseurs cueilleurs-, certains lycéens s’étonnent du gâchis trouvé dans les poubelles et traitent ceux qui s’y servent de… «paresseux. Ils ne veulent pas travailler.» lâche un autre élève. Ce qui les choque, c’est l’abondance dans laquelle vivent ces groupes de personnes dont les pratiques de consommation consistent à manger ce que les autres ne veulent plus… ou plutôt, ce que le système ne veut plus leur servir !
Bien plus que de savoir si les « déchets » des supermarchés sont ou ne sont pas mangeables voire même sains, les pratiques des personnes que nous avons suivies, au-delà de la nécessité économique, s’inscrivent dans une lutte contre le tout à la consommation et le tout à l’esthétique*. Ils nous interpellent en prônant une plus grande solidarité au sein de la société et une meilleure gestion de ces denrées périssables. «On pourrait les donner aux cartons du cœur par exemple ou d’autres associations.» suggère Paul.
Mouvement freegan
Aux Etats-Unis, le mouvement freegan – mot anglais composé, free libre et gan venant du mot vegan, végétarien – prend une grande ampleur**. Freeganism fait référence,(résumé en grands traits), aux pratiques de consommation d’une frange de la population intellectuelle américaine et/ou fragilisée. Ils récupèrent des aliments dans les poubelles des magasins de grande distribution et des restaurants, ceci non pas seulement à des fins idéologiques pour contester l’hégémonie des grands magasins et leur intervention dans notre manière de penser et de percevoir les aliments, mais aussi, tout simplement, pour des raisons économiques. Ce mouvement s’étend également à d’autres produits de consommation courante comme les meubles, les appareils hi-fi, les voitures, etc. On récupère, on retape, on répare, tout fonctionne ! Simplement, ces objets ne sont ni neufs, ni ne correspondent aux standards esthétiques actuels. Ce mouvement dénonce la publicité, -qui pervertit les esprits-, en cherchant à imposer des besoins matériels et moraux, à rendre ces besoins primaires et essentiels pour accéder à ce que nous pourrions conceptualiser comme étant susceptible de ressembler au bonheur… ou tout du moins, à son illusion ! La publicité, comme le souligne un internaute sur le site états-unisien du mouvement, n’a de cesse de vouloir créer une constante sensation de frustration***.
Outre l’idéologie anticapitaliste dominante ou arriviste diront certains lycéens (C’est trop facile !), un débat sert de toile fond à leur démarche : mais où se dirige notre société si on va toujours vers plus de consommation ? Ils en appellent alors à une meilleure gestion de notre patrimoine terrestre et ce, par la mise en chantier d’un développement durable de la production de biens.
Consommateur et consomm-acteur
Derrière chaque aliment consommé, il y a bien plus qu’une valeur nutritive. Un acte d’appartenance à un système de normes et de valeurs est posé. La nourriture, la manière dont on la mange, est alors vue comme un critère d’identification et d’adhésion à un système, à un groupe. Ici, le consommateur adhérerait à une économie du surplus et du gâchis. Faute d’alternatives ? La question est posée. Il ne tient qu’à chacun de nous de faire évoluer sa perception et sa dépendance au système qui nous régit en se différenciant des chemins balisés de la consommation de masse, en revendiquant une consomm-action plus propre et plus éthique… plus durable !
°Linsig Noémie, Verdon Noémie, Magalhaes de Almeida António, Faites l’amour pas les magasins, Sur les traces des chasseurs-cueilleurs modernes, Université de Neuchâtel, 2006, durée du court : 12 minutes. Disponible au prêt à l’Institut d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel.
* Agnès Varda, dans son film, les Glaneurs et la glaneuse, s’était déjà posé la question du devenir des aliments qui n’étaient pas beaux et donc non conformes à la société de consommation qui impose des tailles, formes, des couleurs. C’est ainsi qu’elle évoque dans son film un vieux droit issu du Moyen Age : le droit de glanage. Pour les lycéens, soit par ignorance ou par simple méconnaissance de la nature, rien ne ressemble plus à une tomate ronde qu’une tomate ronde !
** Comme annoncé sur leur page web, les freegans ont fait le choix stratégique d’un mode de vie alternatif qui limite leur participation dans l’économie conventionnelle et qui limite au maximum leur consommation de matières premières. Les freegans se retrouvent dans la communauté, la générosité, le souci social, la liberté, la solidarité et le partage et sont en totale opposition avec une société basée sur le matérialisme, l’apathie morale, la concurrence,
la conformité et l’avarice.